samedi 2 décembre 2017

Abstractions



Dernièrement avait lieu l'exposition des toiles envoyées par les candidats au prix Othon-Friez. Comme toujours, il y avait là un petit lot de vrais peintres et un grand nombre de barbouilleurs à la recherche éperdue d'eux-mêmes. Le narcissisme philosophique, en deux traits de fusain ou trois kilos de peinture, nous est prodigué à longueur de cimaise. La recherche de soi-même est aujourd'hui la sacrée caution de l'artiste ; quand il ne trouve rien, sa recherche est dite pathétique et quand il se perd dans le bourbier de sa palette, la critique n'est pas en peine d'exalter sa déroute, de justifier son pastis et de lui insuffler une transcendance dont l'artiste lui-même demeure épaté.
La littérature est non seulement capable de tout expliquer, mais de répondre à des questions qui ne sont pas posées. C'est son métier. Elle pourrait peindre elle-même puisque peindre est l'affaire de tout le monde, et s'approprier aisément les lauriers de l'artiste, mais elle connaît le prix de la distinction des genres et préfère inventer un artiste à sa merci. La peinture moderne doit l'existence au talent de ceux qui en écrivent. Le tableau n'est rien tant que la critique n'y a pas tourné sa salade ; et quel plus beau saladier que la peinture abstraite
L'art abstrait est l'une des belles trouvailles de nos élites. Non seulement il autorise n'importe qui à badigeonner de l'abstraction à plein tube. mais il procure au malin phraseur le délicat plaisir d'ordonner le chaos, de prêter un sens à l'absurde et de jouer la pythie sur des paysages d'âme au marc de café ou des introspections à la brique pilée dans le jaune d'œuf.
Dès l'ouverture de cette exposition, la rumeur annonçait que le prix (concret) serait donné à un abstrait. Pour un jury, la formule est de tout repos. Personne ne lui reprochera de couronner un barbouillage sans nom parce que le barbouillage sans nom peut assumer toutes les abstractions qu'on veut ; à partir du moment où on délibère sur une tache d'encre, le chef-d'œuvre est au fond de la bouteille et, en fin de compte, la psychanalyse est toujours là pour expliquer le coup aux imbéciles que nous sommes. Ces manifestations artistiques, de plus en plus confinées dans le huis clos des galimatias ésotériques, sembleraient confirmer ce que les moralistes appellent le divorce entre l'artiste et le public. Erreur. Bon gré mal gré, avec un retard légitime, le public est amené à jouir des conquêtes de l'art comme des progrès de la science. C'est peut-être la gloire ou le châtiment du cubisme que d'avoir pullulé sur les papiers peints d'hôtels meublés pour terminer sa carrière sur les étagères de bazar où, d'ailleurs, il est soldé aujourd'hui. Les clefs de rayon préparent leurs commandes d'abstrait. L'art va vite, il s'évertue à suivre le train, et à peine l'abstrait sera-t-il livré aux délices du vulgaire que nos artistes, inlassables chercheurs, auront frayé d'autres pistes, enfourché d'autres dadas et qu'à force de chercher ils auront peut-être fini par retrouver l'art, l'art modeste et difficile. Si l'abstrait les tourmente encore, ils pourront toujours s'en délivrer par la peinture d'un casque de pompier, haut-lieu figuratif et géométrique des plus éminentes abstractions.

Dorer la croûte, Aspects de la France, 7 novembre 1952, n°216



samedi 23 septembre 2017

Les tranquillisants à travers les âges : Les Politiques



Parmi les tranquillisants politiques utilisés au cours des âges et par tous les régimes nous citerons pour mémoire la potence, la hache, la dague, le poison, le cachot déjà étudié dans un précédent chapitre, le bannissement, le pilori, les archers du roi, les dragons de Villars, etc. Toutes ces spécialités d'apparence archaïque sont encore en usage plus ou moins constant et avoué dans le monde moderne.

En revanche nous observons que le tranquillisant neurotomique, si en faveur dans les temps mérovingiens et les cas d'anxiété dynastique, est tombé en désuétude avec les dynasties elles-mêmes. Nous citerons l'exemple fameux des enfants de Clotaire popularisés sous le nom d'énervés de Jumiège. Mutilés au jarret pour la tranquillité de leur famille ces petits princes furent soustraits du même coup aux mille tracas de la vie active. L'appellation qui les a rendus célèbres ne leur fut pas donnée par antiphrase ou humour noir. Les énervés de notre temps hélas ! n'ont rien de commun avec ceux d'autrefois. S'il nous plaît aujourd'hui de n'entendre plus qu'un langage si dégradé qu'il en renie parfois ses raisons premières, nos aïeux n'avaient pas peur de s'expliquer à la loyale avec des mots bruts en pleine possession de leur sens propre. Au cas où il existerait encore dans notre vocabulaire quelques termes vieillissant oubliés dans une acception hors d'âge et aspirant à la retraite, nous profitons de l'occasion pour lancer l'appel suivant : mots inquiets de votre pouvoir, mots fatigués de servir au propre, mots surmenés dans vos emplois d'origine, mots anxieux de vos responsabilités, confiez-vous au sens figuré, le meilleur des tranquillisants grammaticaux.

Des exemples cités plus haut vous avez conclu, avec chagrin peut-être, que la tranquillité politique était consécutive à la répression des fauteurs de trouble. Médicalement cela tombe sous le sens. Toutefois il semble que des apaisements aient été obtenus avec les fontaines de vin, les tableaux d'avancement, les dotations d'abbaye, les promotions excep­tionnelles, les sacs d'écus et les feux d'artifices. Tous procédés qui, eux non plus, n'ont pas entièrement disparu de nos mœurs.

Je ne saurais en finir avec ces médications politiques anciennes sans faire mention du tranquillisant conventuel. En effet, la dignité de la couronne, ou même la fermeté du trône sinon la paix du royaume a pu quelquefois se trouver bien d'une vocation monastique plus ou moins spontanée. Au besoin, une escorte de cavaliers s'offrait à confirmer l'arrêt de la Providence jusqu'au seuil du couvent. C'est à bon droit qu'aujourd'hui la conscience moderne a pu condamner cette pratique du tranquillisant spirituel administré par contrainte ou surprise.

Si nous considérons en effet les moyens employés de nos jours pour calmer l'anxiété ou l'agitation des citoyens, nous ne pouvons qu'y reconnaître un souci constant de la dignité humaine. En prenant pour exemple une campagne électorale ou un compte rendu de mandat, nous voyons que l'apaisement collectif peut être obtenu soit par d'honnêtes infusions de lieux communs, soit par la tranquille affirmation que l'homme est bien fait pour marcher sur la tête. Dans les cas urgents la médication allocutoire agira plus sûrement si les paroles intelligibles sont remplacées par une large application de trémolos sédatifs.

Rappelons également que certaines manifestations émotives provoquées par l'épanchement d'un scandale purulent sont justiciables d'un conseil médical appelé commission d'enquête qui, à loisir, met au point le tranquillisant spécifique à base de lampiste. On sait d'autre part que les cas de prurit chronique sont ordinairement traités par les entreprises de presse, merveilleusement habiles à gratter la clientèle où ça la démange. Enfin, pour ce qui est des nombreux tranquillisants à base de scrutin, nous nous bornerons à citer le référendum, vieille recette que les techniques modernes ont immunisée contre toutes supercheries.

Il va de soi que les périodes de crise réclament des tranquillisants exceptionnels. On ne les trouve pas dans le commerce car leur formule est généralement assez riche en ingrédients toxiques. Toutefois, élaborés sous le sceau de la raison d'État, ils procurent à ceux qui en font usage une conscience relativement tranquille.


Texte tiré des huit textes écrits en 1954 pour les laboratoire Dausse, servant de support de publicité au "sédatif équilibrant Olympax".
Textes illustrés par Georges Beuville.


lundi 24 juillet 2017

La chambre froide



Il va de soi qu’en allant passer un après-midi au Palais Bourbon, je n’avais pas la prétention d’y contempler une assemblée d’hommes libres. Mais enfin, je suis assez bon public et mes intimes convictions ne résistent pas au besoin de surprendre, chaque fois qu’il se peut et avec les pires indulgences, les plus minces raisons de ma fierté française. Les occasions n’en courent pas les rues à notre époque où les héros frelatés, les olibrius et les pillards se bousculent aux premières places et l’expérience conseille d’aller ranimer sa foi aussi loin que possible des élites officielles. J’ai voulu braver cette sage défiance.
            Jamais le niveau des élus ne fut aussi bas, m’affirma dès l’entrée le double témoignage d’un huissier chevronné et d’un confrère vétéran.
            Tant mieux après tout. Nous n’avons pas, je pense, vaincu les tyrans pour nous offrir une Chambre des Pairs et il serait un peu fort que la Quatrième République ne fût pas plus démocratique que la troisième. Dans le sens populaire nous n’irons jamais assez loin et la France ne devra son salut qu’aux vertus instinctives des couches les plus profondes, c’est bien connu ; et au besoin nous fabriquerons les couches les plus profondes qui soient au monde. Comment ne pas croire au surplus à la grandeur et même à l’utilité d’un collège réuni tout exprès pour assurer les Hommes dans leurs Droits et le Pays dans sa Constitution. Nul n’ignore que les Français ont toujours montré une particulière disposition à se hisser tout naturellement à la hauteur des plus nobles tâches, parussent-elles dépasser leurs moyens. Au moins, allai-je déceler ici en ce congrès de patriotes à l’état natif et de résistants exemplaires, les vestiges de nos plus traditionnelles vertus, les dernières séductions de notre talent dialectique, les ultimes clartés de notre génie. En toute dernière extrémité, j’étais près à me contenter de subtile et vaine éloquence de la même façon que le prestige de notre commerce extérieur se contente de parfum et de frivolités.
            Naguère, les ennemis du régime pouvaient se gausser d’un parlement tapageur, chahuteur, bagarreur ; ils pouvaient y dénoncer tour à tour le déchaînement des passions, le caprice des humeurs et la fragilité des élans, mais soyons justes, il y régnait parfois une certaine hauteur de ton, le spectacle était souvent de qualité, les orateurs y parlaient en bon français, les hommes, enfin, semblaient encore capables de dire oui ou non comme de grands garçons, sans consulter personne. On pouvait alors se croire dans une assemblée d’hommes libres. Aujourd’hui tout est réglé d’avance, ici comme au tribunal. C’est une chambre automatique, une chambre froide, une morne parodie. C’est déjà, à l’état naissant, le parlement des dictatures, obéissant et servile, dont se moquent encore à l’étourdi tant de benêts démocrates. (…)»
Minerve, 29 mars 46

jeudi 11 mai 2017

L'espoir renaît



A l'heure où j'écris ces lignes, M. Queuille, après MM. Bidault et Mollet, essaye de former cette chose que les pince-sans-rire appellent un gouvernement. Le bon sens nous porte à croire que les personnages susnommés représentent ce qui se fait de mieux dans le genre homme d'État en IVe République. C'est la fine fleur des assemblées, la quintessence du ramassis, les plus beaux coqs de la faisanderie. Ils ont été portés au maroquinat par les infaillibles remous du bazarlik majoritaire et nous les honorons comme des instruments familiers au service des « médiocrités faméliques » dont parlait tout récemment M. Hutin-Desgrées[1]. M. Hutin-Desgrées, député soi-même, commence à s'inquiéter en effet de ces « médiocrités faméliques qui se glissent dans nos parlements, dont on ne sait pas d'où elles viennent et moins encore où elles vont ».
Où qu'elles aillent et où qu'elles soient arrivées déjà, ces médiocrités faméliques, c'est porter une atteinte mortelle aux principes républicains que vouloir les écarter du noble jeu. M. Hutin-Desgrée, qui feint sans doute de vouloir sauver la République, propose de conjurer le mal en réduisant le nombre des parlementaires. C'est le vœu du pays, affirme-t-il. Je n'en sais rien, ces genres de vœu ne sont jamais clairement exprimés et les Français commencent à comprendre qu'il n'y a plus personne en France pour entendre et examiner leurs vœux. En tout cas, si le nombre des parlementaires est réduit à cent ou même à la douzaine, je me demande ce qui empêcherait les médiocrités faméliques d'y installer leur majorité. Tel que je vois parti M. Hutin-Desgrées sur le vrai chemin des réformes constructives, autant qu'il préconise la liquidation pure et simple du Parlement, en commençant bien entendu par la chambre de réflexion. Et tant qu'à faire de prêter un vœu au pays, mieux vaudrait tout de suite un vœu complet et définitif.
A propos de la mission Mollet, j'allais oublier une chose importante. En période de crise ministérielle, en effet, j'ai l'habitude de vous citer un texte de base dont l'auteur est M. Vincent Auriol et qui remonte à l'époque où M. André Marie reçut mission de former un cabinet. C'est une petite coupure que je porte toujours sur moi et dont je fais profiter les amis que je vois dans la peine ou le désarroi. Pour en éprouver tout le bienfait la lecture doit être faite avec l'accent :
« Le président de la République l'a préalablement informé de ses conclusions sur la possibilité d'un programme limité et concret d'action républicaine nationale et internationale portant sur la nécessité de la restauration de l'autorité de l'État républicain, sous la loi républicaine, dans les domaines militaire et civil, et, en outre, sur la stabilité économique et sociale qui conditionne la stabilité politique et qui, à son tour, a pour condition la solution urgente des problèmes des prix, des salaires, du ravitaillement, de la production et de la répartition, de la situation financière et monétaire qui en est le reflet, sur l'organisation de la défense nationale et sur la politique extérieure. Le président a ajouté que l'ensemble de ces questions et des solutions communes délimitait la majorité qui doit être stable et exigeait un gouvernement vigoureux, solidaire et, pour les postes essentiels, des caractères inflexibles. »

Voilà le monument ; voilà la fontaine où j'invite mes lecteurs à se rafraîchir d'une onde limpide et pétillante. En un temps où, plus que jamais, les paroles sont comptées pour des actes, tout le monde me saura gré d'avoir transcrit une fois de plus ce document fondamental et roboratif, véritable digest du génie français qui joint la dignité républicaine à l'évidence cartésienne.


L'espoir renaît, Aspects de la France, 9 mars 1951, n°129