dimanche 11 septembre 2022

Au bœuf couronné (1953)

 
Sans professer, comme le voudrait la République, un fidèle attachement à la couronne d’Angleterre, je prie S.M. la reine Élisabeth de vouloir bien trouver ici l’expression de mon profond respect. Je la prie également de m’excuser si je n’assiste pas au couronnement et de comprendre aussi bien ma décision de ne plus lire les journaux de mon pays tant qu’ils prodigueront leurs soins à l’exaltation d’une cérémonie dont ils devraient rougir. Comment me réjouirais-je de la fête de famille qui se prépare chez les voisins, moi qui suis orphelin dans la maison des assassins de mon père ?
Détestable aux siens la République veut plaire aux autres, et si elle a mis en berne pour la mort de Staline elle fera sans doute, de la coronation, une fête chômée. C’est à qui, dans la presse issue, chantera le plus haut les louanges de la continuité monarchique au nom de l’Angleterre, mère des révolutions, douairière des libertés démocratiques. Admiration éberluée, stupides attendrissements, découverte incongrue de la grandeur et du merveilleux, tartines d’impudeur, mystifications en double page et duperies en couleurs. Non, je n’admets pas que le régime qui m’a élevé dans l’horreur des superstitions, l’exécration de la fidélité, le dédain de toute majesté, l’aversion des dynasties et le mépris des liens d’amour entre un peuple et son roi, me convie aujourd’hui à célébrer dans la joie la gloire d’un trône étranger pour la seule raison que ce trône est anglais. La Révolution nous vint d’Angleterre et la République reconnaissante, cocue magnifique, proclame son indéfectible admiration de la monarchie étrangère dispensatrice avisée des chienlits démocratiques.
Combien m’est doux en revanche le spectacle de nos compétitions municipales, de cette course au fromage sous l’étendard d’une volonté populaire librement épanouie dans la maturité politique, de ce critérium des affamés vers l’idéal nourricier des bons beurres doctrinaires. Nous, au moins, nous avons la tête sur les épaules et les pieds sous la table. Je ne sais si vous l’avez observé comme moi, mais jamais on n’a vu tant de communiqués et photographies célébrant nos élites et nos élus en exercice de collation publicitaire, bectances de propagande et gueuletons républicains. Députés en dégustation et ministres à table. Ce ne sont que taste-vins, poulardes au bleu, brochets truffés et allocutions aux foies gras de la France immortelle. Accompagnés de leurs dames. Nous avons eu, cette semaine, entre autres, les époux Bidault qui n’ont pas hésité à grimper sur la tour Eiffel pour y casser je ne sais quelle croûte mirobolante arrosée des vins les plus diplomatiques ; et aussi M. Marie attablé avec Mme Colette en attendant de boire avec les hôteliers pour l’inauguration des vacances avancées. Pressons pour le deuxième service : M. Auriol, maître d’hôtel, priera les convives de s’essuyer la bouche et d’aller digérer dans quelque sinécure pour céder la place aux invités qui se bousculent dans le couloir. Il faut rendre cette justice à la presse qu’elle nous rend une fidèle image de la IVe Gargottière et de sa clientèle à fourchette. Par ici la bonne soupe. Le pouvoir est éphémère, le temps qu’on y est c’est la double gamelle et on pense à sa sœur. Et les beaux voyages aussi, avec wagon-restaurant et Marseillaise au champagne. Les délices du pouvoir se sont rabougris au niveau de l’assiette. On n’a plus le temps, ni la classe, ni les moyens de se désintéresser des petits profits. Racontez tout ce que vous voudrez sur les charmes du pouvoir, l’odeur qui attire et qui retient est celle du beurre blanc à l’œil. Tout élu porte écu d’argent à trois biftèques de gueules en sautoir, et si j’y ajoute un semis de pommes frites ce n’est pas la sagesse populaire qui me démentira.

Au bœuf couronné, Aspects de la France, 30 avril 1953, n°241