mercredi 8 juin 2016

EURO 2016

Au point de vue sentimental, j'avoue franchement qu'une finale entre l'Allemagne et la Hongrie me laissait froidement objectif. Peut-être qu'en cherchant bien dans l'histoire ou l'ethnographie, j'aurais trouvé de quoi souhaiter la victoire de l'une ou de l'autre; j'aurais pu me dire, par exemple, que nous avions pavoisé naguère pour Sadowa, mais la référence est fâcheuse et, de toute manière, ce n'est pas à l'heure où se construit l'Europe sportive que je vais m'embarrasser de répulsions ou d'affinités désuètes. Donc, impartialité exemplaire. Cela m'arrive assez rarement et je suis fier de vous en faire part. En revanche, du point de vue strictement football, mon objectivité restait plutôt douteuse, car je nourrissais pour ce jeu une très vieille indifférence qui, dans la discussion, et par rapport au rugby, par exemple, pouvait aller jusqu'au dédain et au parti pris le plus indigne d'un chroniqueur intelligent. Il s'y ajoutait même un rien de mauvaise foi car, pratiquement, je n'avais encore jamais assisté à ce qu'on appelle une partie de football. A ce point qu'en arrivant à Berne, et pris d'un scrupule professionnel, je m'enquis discrètement sur la composition d'une équipe, le rôle d'un ailier et le sens du mot corner. On crut à une plaisanterie et, à l'heure qu'il est,
je n'en sais toujours pas davantage. N'empêche qu'il m'a fallu réviser mes opinions sur le football.
Les spécialistes ont sans doute connu dimanche des régals qui m'ont échappé, mais il arrive un moment où la beauté du jeu éclate aux yeux des plus ignorants. Le chef-d'oeuvre s'impose à tout le monde. La perfection apporte une telle clarté qu'on est presque obligé de comprendre, en tout cas d'admirer. Mes camarades experts vous ont expliqué le chef-d'oeuvre, je ne puis qu'en témoigner d'instinct, et si, par hasard, l'un d'eux, pour m'en faire accroire sur sa science et son expérience, me disait que, tout compte fait, c'était une bonne finale de banlieue, il me ferait de la peine et je ne le croirais pas.
Bousculant et bousculé, attentif à contrarier l'adversaire et contrarié lui-même, le joueur conduit sa course où il veut avec le ballon dans les jambes pour le passer au partenaire qu'il a choisi, sans même voir où il est, mais sachant où il doit être. Voilà ce qui m'a le plus frappé. Je ne pensais pas qu'on pût mettre tant d'esprit dans les pieds, tant de sûreté dans les faux pas, tant de bonheur dans le gouvernement d'un objet aussi libre qu'une sphère lisse sur une herbe grasse. Pour peu que, dans mon existence, j'aie eu affaire avec un ballon, j'ai toujours compris qu'il s'agissait d'un mobile excessivement aléatoire et indocile ; cela me permet déjà d'apprécier grossièrement la technique des champions qui m'ont été révélés dimanche. Vous me direz qu'il y a autre chose que la technique ; il y a l'intelligence, le moral et tout ce qu'on attribue injustement à la chance. Après une telle partie on aimerait savoir pourquoi la victoire est allée ici plutôt que là. On aimerait qu'un juge totalement perspicace nous dise exactement quelle fut la part de l'adresse, de la volonté, de la vitesse du vent, si la meilleure des deux équipes fut la plus habile ou la plus obstinée, la plus solide ou la mieux inspirée. Si vous voulez mon avis, il m'a semblé voir, chez les Allemands.
plus de rapidité, d'entrain et même d'invention. Ce sont là des vertus qu'on n'a pas coutume de leur accorder. Il faudra surveiller de près, sur les terrains de sport J'entends, cette nouvelle orientation du génie allemand.
Les Hongrois, très surpris de leur échec, ont su maîtriser leur déception. Il n'y a pas eu la moindre projection de bouteille pendant la distribution des prix, et les vaincus firent preuve d'une remarquable sérénité, tandis qu'éclatait l'apothéose de leurs vainqueurs parmi les fanfares suisses et les clameurs d'un fort parti allemand qui s'égosillait dans les tribunes. En France, nous avons toujours la ressource de chanter à la gloire des vaincus. Ce n'est pas forcément la même chose en Hongrie. Je pense que le Onze magyar, comme on dit maintenant, est le composé de neuf capitaines, d'un commandant et d'un colonel, ce qui ajoutera peut-être à l'infortune d'une équipe de foot le deuil d'un état-major. Toujours est-il que le « Deutschland über alles » à cuivres et à voix résonnait dans le stade bernois et qu'il n'avait pas pour autant une allure de tyrolienne. C'était la première fois que j'entendais cet hymne debout, et ç'aura été, grâce au sport, ma petite contribution à l'Europe.

Fussball über alles, Articles de sport, Julliard, 1991