dimanche 9 juin 2019

L'homme du 18 juin


A l’heure où l’exode sacré se heurtait au droit de grève non moins sacré, à l’heure où toutes les voix de la radio nous rapportaient fiévreusement les échos de ce drame idéal qui rassemblait enfin le peuple français dans une compassion licite à l’égard de ses compatriotes en détresse, à l’heure où des foules innocentes et réduites à l’infâme condition de sinistrés pieds-noirs erraient dans Marseille en prenant le ciel à témoin d’un irréparable gâchis, à cette heure-là, dis-je, dans le faubourg Saint-Honoré à demi désert, quelques flâneurs étaient frappés d’extase ou de stupeur par la vision du général De Gaulle qui passait sur le trottoir en translation oblique. Apparition fugitive. Hiératique et même un peu raide il était vêtu de kaki démodé, son clair regard semblait fasciner le destin et ses pieds ne touchaient pas la terre comme il convient aux apparitions.

Extrait d’une camionnette et enlevé dans les bras d’un livreur alerte, le portrait à l’huile du général, plus grand que nature comme il se doit, disparaissait bientôt sous le porche de l’Élysée. Livraison furtive, discrètement surveillée, on ne sait jamais. Un honnête homme se trouvant nez à nez avec une telle effigie pouvait fort bien relever le défi et, d’un coup de boule dans l’estomac, défoncer la toile. On cite en effet certains cas où l’envoûtement pratiqué à l’improviste aurait comblé tous les espoirs. De toutes manières l’iconoclaste éventuel pouvait arguer d’un mobile artistique, si j’en crois la photo de presse où le tableau fait un peu figure de navet. Si ç’avait été un beau portrait, le véritable portrait du général De Gaulle, il aurait été non seulement refusé par le conseil des initiés de cabinet, mais incinéré sur le champ comme attentatoire aux pudeurs d’État, et l’artiste serait actuellement gardé à vue, interrogé sans relâche sur les moyens et complicités qui lui auraient permis de s’introduire ainsi dans l’âme du chef et d’en reporter sur le visage tous les replis et détours interdits au jugement des mortels. Or, bien au contraire c’est un portrait de fidélité extrême à la légende, c’est l’homme du 18 juin (ou du 19, ou du 20, comme tous les personnages un peu mythologique sa date de naissance est incertaine), portrait de référendum et de mairie, exécuté dans le respect des canons publicitaires par celui-là même qui en fit la livraison à bras, M. Gaston Tyko, un ancien de Londres.
Toutefois l’artiste n’a pas omis le détail ésotérique par lequel nous reconnaîtrons d’abord le chef de clan. Sa vareuse en effet ne porte aucune décoration, sauf l’insigne de la France libre. Ignorance et mépris de tout ce qui fut avant que lui-même ne soit. De Gaulle ne peut être décoré ou promu que par De Gaulle et ne souffrir d’autre marque ou appartenance que la sienne propre. Si les vulgaires nécessités de la politique l’obligent parfois à revêtir les insignes majeures de la Légion d’Honneur, sa vraie tenue de combat, la seule qui vraiment l’habille à son aise et le mette en possession de tous les moyens, c’est la vareuse de Londres avec l’insigne solitaire, suffisant et nécessaire, de la France libre, la croix de Lorraine familièrement appelée perchoir. Qu’il soit donc bien entendu, bien répété, bien confirmé que De Gaulle n’a d’autre mission que la prospérité de l’ordre gaulliste dont il est le fondateur et détenteur des sublimes secrets. Il est grand-maître d’une organisation semi-clandestine qui malgré ses victoires sur la France n’en finit pas de régler ses comptes avec les Français.
François Brigneau a publié récemment dans l’Aurore un excellent reportage sur la Maffia, la vraie, la sicilienne, la seule qui ait droit à majuscule. Organisation vénérable mais aujourd’hui tombée en folklore et dont les exploits nous font un peu sourire, nous Français. A ce propos je rappelle, en passant, que cette croix dite de Lorraine est un emblème emprunté en 1451 à la maison d’Anjou et à la faveur d’un mariage. On sait que la maison d’Anjou régna longtemps sur la Sicile. Sans vouloir établir de filiation historique, il y a là pour les amateurs de sociétés secrètes matière à rêver sur le rôle mystérieux des emblèmes.

Aspects de le France, Le billet de Jacques Perret, 8 août 1963, N°778