S'évader rue de la Clef
Nul souvenir de ce que j’ai pu ressentir ou penser entre la gare de l’Est et Censier-Daubenton. En gros, je puis affirmer que ce fut très bon et que rien ne fut négligé de l’extraordinaire orgie qui m’était offerte. Passé le portillon, dernier portillon, portillon d’honneur, je remontai enfin en surface et posai le pied chez moi sur le large trottoir, entre la pharmacie et les bains-douches. Il faisait encore nuit et le carrefour était presque désert. Derrière moi, les catalpas, Saint-Médard et la Mouffetard ; en face le tabac Mirbel ; a droite, le marchand de couleurs, tout cela très assoupi, mais bien en ordre. On ne s’était pas aperçu de mon absence, j’avais découché du quartier et j’y rentrais en douce avant I' aube, sur Ia pointe des pieds. C'est ainsi qu’un prisonnier doit rentrer, sans Marseillaise et sans discours.
Rue de la Clef, la porte cochère était entrouverte, j'en franchis le seuil avec une joie bien lucide et le désir aussitôt refoulé d'aller embrasser la concierge dans son lit. Lente ascension des quatre étages, degré par degré, escalier d'or, royal paiement de mes peines, ah! fichtre non, je n'étais pas volé. Devant notre porte, dans le profond silence de toute la maison dormante, j'entendais mon cœur qui forçait la cadence, comme une grosse bombe de liesse à son dernier tic-tac.
Coups de sonnette et coups de sonnette. Silence. Le timbre faisait là-bas son chemin dans les rêves.
Coups de sonnette et coups de sonnette. Silence. Puis au bout du couloir une porte qui s'ouvrait et, sur le plancher craquant, un pas nu. Contre la porte, une voix qui savait déjà :
- C'est toi ?
Le Caporal épinglé, 1947, Editions Gallimard