mardi 7 janvier 2020

Grève

Il est un peu tard pour parler de la grève du métro, surtout que je n'ai rien de très original à en dire, ni pour ni contre. En principe, je ne crois pas plus au caractère sacré de la grève qu'à la prétendue sainteté du travail. En outre, sans informations précises, je ne puis réclamer, comme je l'entends faire parfois, l'extermination pure et simple de la caste des poinçonneurs, sous prétexte qu'ils fournissent un travail indigne de ce nom. S'il fallait s'en prendre à tous ceux qui fournissent un travail indigne de ce nom, il y aurait fort à faire et je me demande bien souvent si écrire des chroniques est un travail digne de ce nom. Le poinçonneur n'est pas un personnage essentiellement dérisoire ; il s'apparente à tous les enfileurs de perles, et rêvasser en enfilant des perles ou caresser des chimères en poinçonnant des billets honore autant la condition humaine que revendre en troisième main un lot de bas de soie au cours d'un apéritif d'affaires. De toute manière, un poinçonneur, même en grève, est plus sympathique qu'un portillon, même détraqué. Donc, ne comptez pas sur moi pour faire le procès du poinçonneur ; au plus avouerai-je ma tentation de renvoyer, pour son bien, tout ce prolétariat cryptique à l'agriculture d'où il vient, laquelle, par exemple, pourrait lui offrir, pour commencer, un sécateur à vendanger dont le maniement lui rappellerait les ivresses du poinçonnage aux heures de pointe. On en profiterait, bien sûr, pour murer une fois pour toutes les bouches du métro et rendre à l'air libre une population qui, de toute évidence, a la nostalgie de la marche à pied.

A propos de cette grève, on s'émerveille une fois de plus de l'angélique patience du public parisien : « La bonne blague, dit-on, que ce peuple prétendu frondeur ! Il encaisse toutes les brimades sans broncher, il a perdu les belles réactions de sa jeunesse, il est mûr pour n'importe quelle tyrannie, et gouverner un tel peuple est un jeu d'enfant. » Jugement hâtif, peut-être. Je penserais plutôt qu'en manifestant, soit contre les poinçonneurs, soit contre un gouvernement fauteur de chienlit, les Parisiens eussent témoigné d'une édifiante passion pour l'ordre, chose qui, assure-t-on, n'est pas dans leur vraie nature. Réjouissons-nous au contraire de voir le public accepter avec allégresse une telle rupture des routines quotidiennes et envisager avec si peu d'impatience le retour dans les tunnels du conformisme ferroviaire. Voilà qui prouve une belle vitalité ; il faut être jeune pour aimer la pagaille ; tout ce qui vient empêcher la machine de tourner rond est accueilli comme une aubaine et ce que les observateurs superficiels prennent pour de l'apathie est en réalité une prise de position en faveur du désordre, l'affirmation d'un goût vivace pour les aléas de l'anarchie, la plus sûre garantie enfin que puisse nous donner la population parisienne de son inaptitude aux futures disciplines de la technographie sociomaniaque, stakanovicieuse et totayloritaire où les poinçonneurs dopés feront des heures supplémentaires pour augmenter la production des petits trous, à la gloire de l'humanité en marche dans les souterrains de l'émancipation matérialiste.

Il y a aussi, dans cette patience des Parisiens, la séduction du pire. Depuis quelque temps en effet, à chaque scandale, à chaque brimade, à chaque démonstration de la capilotade parlementaire, à chaque pitrerie, escroquerie, tartuferie du IVe Gang, à chaque culbute des cabinets cascadeurs, le public, vidé de toute indignation, préfère défier le destin et claquer gaiement du doigt en se disant : « Tant mieux ! Remettez-nous ça ! Vivement que ça pète ! » Comme si chaque tournant de la vrille nous rapprochait de je ne sais quel point de chute sur je ne sais quel fond élastique tapissé d'espoirs. L'histoire nous offre évidemment quelques exemples de redressement à partir de zéro, mais on rebondit toujours un peu moins haut et, à bien réfléchir, aucune loi ne garantit le rebond.

La République et ses Peaux-Rouges, Poinçon d'avril, 6 avril 1951


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