Poitiers.
Vénérable cité gallo-romaine et qui peut au moins se flatter
d'avoir donné son nom à deux batailles réputées exemplaires des
tactiques médiévales : l'une est triomphale et l'autre affligeante.
La première en 732 fut en effet des plus heureuses où le roi
Charles à coups de marteau fit déguerpir en catastrophe Abderame et
ses Maures. La deuxième, en 1356 et contre les Anglais, fut
désastreuse, en dépit de Jean le Bon qui n'arrêta pas de se battre
à coups d'épée dans la grande bagarre où Philippe, son fils
attentionné, lui criait familièrement : « Père, gardez-vous
à droite, père, gardez-vous à gauche. » Aujourd'hui encore
et tout ignorants qu'ils soient de sa royale origine, l'avertissement
est toujours en vigueur dans les milieux centristes.
Pour
peu qu’aujourd’hui ces bravades aristocratiques soient évoquées
dans nos écoles, on se fera devoir ou malicieux plaisir de mettre en
évidence l'horrible condition d’une piétaille toujours sacrifiée
à l'orgueil d’une cavalerie empanachée autant qu’empêchée
dans sa quincaille de Mardi gras. Les motards en tenue de Martiens
seront plus compréhensifs. Quant aux affaires de Poitiers, celle de
732 fait un cas particulièrement sérieux. Il y a quelques années
en effet, je vous parlais déjà d'une émission télé consacrée à
cette bataille et qui nous laissait inquiets sur le bonheur des
conséquences. Ils ont remis ça l'autre soir. Une demi-douzaine de
personnages diversement qualifiés avaient été réunis à la télé
pour discuter sur le thème des batailles, leurs causes et leurs
effets. Conduite et animée par M. Kahn, je crois, la discussion
avait pour prétexte, en présence de l'auteur, un ouvrage récemment
paru sur Poitiers n°1. Tout de suite une charmante personne prit la
parole et d'une voix délicieusement primesautière posa la question
suivante :
—
Et d'abord, à quoi ça sert
les batailles ?
Entamé
de la sorte, le débat s'annonçait d'une qualité rare. Cueillie à
froid par une question si lourde échappée d'une bouche si
gracieuse, la docte assemblée en resta quelques instants comme deux
ronds de flan. Quelqu'un eut alors la présence d'esprit d'assener
une deuxième question absolument prioritaire :
—
Sachons d'abord si la bataille
de Poitiers a eu lieu ou non.
Il
paraît en effet que certains polémologues, au-dessus de tout
soupçon auraient mis en doute la réalité historique de cette
bataille pour la réduire au mieux à une escarmouche entre un
détachement de pillards incontrôlés et une poignée de francs
soudards en vadrouille. L'animateur ainsi menacé dans sa raison
d'être fut aussitôt rassuré par l'auteur, lui-même piqué au
vif :
—
La réalité de cette bataille,
dit-il, n'est pas discutable.
Ce
disant, il souriait à l'évidence, car enfin si ellen'avait pas eu
lieu, il ne serait pas là.
La
docte assemblée ne cacha pas son contentement et du même coup la
victoire des Francs ne serait pas contestée, mais attention :
surveillons nos paroles et demandons-nous s'il y a lieu de nous en
féliciter. Toute la question est là, et ce n'est pas le moment de
faire les marioles. Aussi bien l'auteur a-t-il déclaré tout de
suite et dans le sens qu'il fallait :
—
Tout bien pesé, dit-il,
l'issue de cette bataille me paraît franchement regrettable. Il faut
voir les choses comme elles sont : à l'heure de Poitiers les Francs
sont encore un peu barbares et les Arabes déjà civilisés depuis
longtemps, à telle enseigne que…
Et
cetera et cetera, je connais le tube, je tourne le bouton et vais me
faire un petit café, en ronchonnant : pourquoi cet homme qui a
sûrement des choses intéressantes à dire nous balance-t-il ces
banalités avec l'air de s'excuser d'un paradoxe inouï ? Voilà
quinze ans au moins que nous reconnûmes l'erreur et que la
réparation suit son cours dans le zèle et la dignité.
Rappelez-vous comment nos yeux furent dessillés par les justes
raisons de nos porteurs de valise et autres supplétifs
universitaires ou ecclésiastiques volant au secours des docteurs de
l'Islam qui se voyaient contraints d'en venir au rasoir pour corriger
la sauvagerie de nos laboureurs analphabètes. Allons ! Fier
Sicambre, lève la tête on te botte le derrière, confesse tes torts
et paye ta dette au Sarrasin on te baptise au pétrole. Que Charles
Martel soit enfin dégonflé de sa légende et nous prendrons en
pitié la mémoire des preux qui sont morts pour l'honneur des
ténèbres. Poitiers ! Jour de deuil, lieu de repentir et de
pénitence, là même où la vanité d'un petit maire du palais,
fanfaron pépinide marchant au signe de croix, eut la folie de barrer
la route à la civilisation. Hélas ! Il croyait bien faire, il faut
lui pardonner. Voyant sous ses coups détaler les cavaliers d'Allah,
il ne pouvait imaginer, ce héros mal léché, la funeste énormité
d'un exploit qui faisait mordre la poussière aux messagers du
Progrès. Le grand Abderame lui-même, calife ommeyade et culturel
qui traînait pour nous dans ses bagages le Phédon, le
Mektoub, l'algèbre et les houris, toutes les lumières de l'Orient
et la salade coranique, mourut dans la bataille. Frappé, dit-on,
horrible détail, d'un coup de francisque.
J'ignore
de quelles autres batailles il fut question, Bouvines, Waterloo ou
Montcornet, qu'importe. Auditeur inconstant je m'en suis tenu aux
propos d'ouverture mais je brode consciencieusement dessus. Or parmi
les raisons de Poitiers je n'ai pas entendu évoquer l'objectif
immédiat de l'ennemi, à savoir le sac de la ville de Tours et le
pillage de la basilique Saint-Martin, le plus précieux, le plus
vénéré de tous les sanctuaires de la nation franque. Il eût été
alors historique et décent de rappeler sur-le-champ ce qui faisait
la force principale de cette armée barbare, à savoir le baptême
chrétien, et le courage décuplé pour l'amour de Dieu. Jusqu'ici
nos écoliers avaient appris, même sous Jules Ferry, que Charles
Martel avait bien mérité de la patrie. L'historien officiel
reconnaissait volontiers que la démocratie, dans les années 730, ne
pouvait que patienter sagement sous l'aile déjà tutélaire d'une
chrétienté naissante. Mieux encore, il se félicitait en toute
sincérité que la vertu, la foi et le pouvoir des évêques
l'eussent emporté sur le fanatisme des émirs. Il est vrai que plus
tard, devenue conquérante et maîtresse d'un empire, la République
se donna le titre pompeux de protectrice de l'Islam, et qu'il
s'agissait de le protéger d'abord contre le zèle de nos curés
missionnaires.
Belle
lurette, Julliard, 1983