mercredi 31 mars 2021

Cancel culture

Poitiers. Vénérable cité gallo-romaine et qui peut au moins se flatter d'avoir donné son nom à deux batailles réputées exemplaires des tactiques médiévales : l'une est triomphale et l'autre affligeante. La première en 732 fut en effet des plus heureuses où le roi Charles à coups de marteau fit déguerpir en catastrophe Abderame et ses Maures. La deuxième, en 1356 et contre les Anglais, fut désastreuse, en dépit de Jean le Bon qui n'arrêta pas de se battre à coups d'épée dans la grande bagarre où Philippe, son fils attentionné, lui criait familièrement : « Père, gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche. » Aujourd'hui encore et tout ignorants qu'ils soient de sa royale origine, l'avertissement est toujours en vigueur dans les milieux centristes.

Pour peu qu’aujourd’hui ces bravades aristocratiques soient évoquées dans nos écoles, on se fera devoir ou malicieux plaisir de mettre en évidence l'horrible condition d’une piétaille toujours sacrifiée à l'orgueil d’une cavalerie empanachée autant qu’empêchée dans sa quincaille de Mardi gras. Les motards en tenue de Martiens seront plus compréhensifs. Quant aux affaires de Poitiers, celle de 732 fait un cas particulièrement sérieux. Il y a quelques années en effet, je vous parlais déjà d'une émission télé consacrée à cette bataille et qui nous laissait inquiets sur le bonheur des conséquences. Ils ont remis ça l'autre soir. Une demi-douzaine de personnages diversement qualifiés avaient été réunis à la télé pour discuter sur le thème des batailles, leurs causes et leurs effets. Conduite et animée par M. Kahn, je crois, la discussion avait pour prétexte, en présence de l'auteur, un ouvrage récemment paru sur Poitiers n°1. Tout de suite une charmante personne prit la parole et d'une voix délicieusement primesautière posa la question suivante :

Et d'abord, à quoi ça sert les batailles ?

Entamé de la sorte, le débat s'annonçait d'une qualité rare. Cueillie à froid par une question si lourde échappée d'une bouche si gracieuse, la docte assemblée en resta quelques instants comme deux ronds de flan. Quelqu'un eut alors la présence d'esprit d'assener une deuxième question absolument prioritaire :

Sachons d'abord si la bataille de Poitiers a eu lieu ou non.

Il paraît en effet que certains polémologues, au-dessus de tout soupçon auraient mis en doute la réalité historique de cette bataille pour la réduire au mieux à une escarmouche entre un détachement de pillards incontrôlés et une poignée de francs soudards en vadrouille. L'animateur ainsi menacé dans sa raison d'être fut aussitôt rassuré par l'auteur, lui-même piqué au vif :

La réalité de cette bataille, dit-il, n'est pas discutable.

Ce disant, il souriait à l'évidence, car enfin si ellen'avait pas eu lieu, il ne serait pas là.

La docte assemblée ne cacha pas son contentement et du même coup la victoire des Francs ne serait pas contestée, mais attention : surveillons nos paroles et demandons-nous s'il y a lieu de nous en féliciter. Toute la question est là, et ce n'est pas le moment de faire les marioles. Aussi bien l'auteur a-t-il déclaré tout de suite et dans le sens qu'il fallait :

Tout bien pesé, dit-il, l'issue de cette bataille me paraît franchement regrettable. Il faut voir les choses comme elles sont : à l'heure de Poitiers les Francs sont encore un peu barbares et les Arabes déjà civilisés depuis longtemps, à telle enseigne que…

Et cetera et cetera, je connais le tube, je tourne le bouton et vais me faire un petit café, en ronchonnant : pourquoi cet homme qui a sûrement des choses intéressantes à dire nous balance-t-il ces banalités avec l'air de s'excuser d'un paradoxe inouï ? Voilà quinze ans au moins que nous reconnûmes l'erreur et que la réparation suit son cours dans le zèle et la dignité. Rappelez-vous comment nos yeux furent dessillés par les justes raisons de nos porteurs de valise et autres supplétifs universitaires ou ecclésiastiques volant au secours des docteurs de l'Islam qui se voyaient contraints d'en venir au rasoir pour corriger la sauvagerie de nos laboureurs analphabètes. Allons ! Fier Sicambre, lève la tête on te botte le derrière, confesse tes torts et paye ta dette au Sarrasin on te baptise au pétrole. Que Charles Martel soit enfin dégonflé de sa légende et nous prendrons en pitié la mémoire des preux qui sont morts pour l'honneur des ténèbres. Poitiers ! Jour de deuil, lieu de repentir et de pénitence, là même où la vanité d'un petit maire du palais, fanfaron pépinide marchant au signe de croix, eut la folie de barrer la route à la civilisation. Hélas ! Il croyait bien faire, il faut lui pardonner. Voyant sous ses coups détaler les cavaliers d'Allah, il ne pouvait imaginer, ce héros mal léché, la funeste énormité d'un exploit qui faisait mordre la poussière aux messagers du Progrès. Le grand Abderame lui-même, calife ommeyade et culturel qui traînait pour nous dans ses bagages le Phédon, le Mektoub, l'algèbre et les houris, toutes les lumières de l'Orient et la salade coranique, mourut dans la bataille. Frappé, dit-on, horrible détail, d'un coup de francisque.

J'ignore de quelles autres batailles il fut question, Bouvines, Waterloo ou Montcornet, qu'importe. Auditeur inconstant je m'en suis tenu aux propos d'ouverture mais je brode consciencieusement dessus. Or parmi les raisons de Poitiers je n'ai pas entendu évoquer l'objectif immédiat de l'ennemi, à savoir le sac de la ville de Tours et le pillage de la basilique Saint-Martin, le plus précieux, le plus vénéré de tous les sanctuaires de la nation franque. Il eût été alors historique et décent de rappeler sur-le-champ ce qui faisait la force principale de cette armée barbare, à savoir le baptême chrétien, et le courage décuplé pour l'amour de Dieu. Jusqu'ici nos écoliers avaient appris, même sous Jules Ferry, que Charles Martel avait bien mérité de la patrie. L'historien officiel reconnaissait volontiers que la démocratie, dans les années 730, ne pouvait que patienter sagement sous l'aile déjà tutélaire d'une chrétienté naissante. Mieux encore, il se félicitait en toute sincérité que la vertu, la foi et le pouvoir des évêques l'eussent emporté sur le fanatisme des émirs. Il est vrai que plus tard, devenue conquérante et maîtresse d'un empire, la République se donna le titre pompeux de protectrice de l'Islam, et qu'il s'agissait de le protéger d'abord contre le zèle de nos curés missionnaires.


Belle lurette, Julliard, 1983