lundi 29 mai 2023

La fête des fous

La fête des fous se célébrait jadis, une fois l'an, aux alentours de la Saint-Étienne. On promenait le pape des fous sur un âne à travers les rues parmi toutes sortes de parodies, les hiérarchies étaient sens dessus dessous, on se payait la belle récréation de mettre le monde à l'envers, c'était une bonne détente et salutaire pour tout le monde. Les pisse-froid mis à part, nul ne s'indignait de voir le plus réputé des ivrognes, le plus moqué des clochards ou le plus farfelu des truands présider la fête, revêtu des ornements du pouvoir et des insignes sacrés. Ainsi, le comité des fêtes de Paris vient-il d'ouvrir la grande saison par la remise de la croix de guerre à M. Maurice Thorez. L'idée était bonne mais, décidément la République ne sait pas rire comme nos aïeux, ses fêtes sont minables, ses liesses gourmées, tout ce qu'elle entreprend dans ce genre reste mesquin, froid et miteux. Elle lésine et gâche ainsi ses meilleures trouvailles. Cette ingénieuse remise de décoration a fait long feu. Seul un petit nombre de privilégiés a pu se taper sur les cuisses entre deux portes alors que, bien montée, la cérémonie devait offrir au bon peuple assez de pintes de bon sang pour renouveler de bon cœur le mandat des joyeux mirliflores de la IVe Cascadeuse.


Il fallait faire une prise d'armes, précédée d'une revue à Longchamp et suivie d'un cortège où le Prince des Fantassins, le Patron des Biffins du Premier Jour, revêtu de son harnais et fraîchement croisé de vert et rouge, eût caracolé par toute la ville sur un âne, un dromadaire, un zèbre, un dahu ou tout autre animal propre à exciter l'enthousiasme du peuple. On aurait vu dans l'escorte MM. Kriegel et Mornet, par exemple, vêtus d'hermine et rendant la justice sur un char de velours blanc traîné par les ribaudes. Et, naturellement, fontaines de vin, violons, arcs de triomphe, pétards, bals publics et carrousel en place de grève des généraux de la promotion Peyré. Au Vel' d'Hiv' M. Bouglione eût présenté le gala télévisé des anciens présidents du Conseil au cours duquel M. Vincent Auriol eût prononcé une allocution radiodiffusée pour affirmer une fois encore que la République est et restera fondée sur la vertu, tandis qu'à ces mots un feu d'artifice monstre eût éclaté sur la ville pour marquer le point culminant de la fête.

Voilà ce qu'il fallait faire. Mais la République n'a pas le sens des gaietés vraiment populaires ; elle trahit encore l'héritage des sinistres austérités jacobines, elle va même parfois jusqu'à donner l'impression de se prendre au sérieux. Bien sûr, on aimerait croire qu'elle n'est, au fond, qu'une pince-sans-rire impayable qui se pince sans rire depuis un siècle et demi et qui prolonge sans sourciller la Fête des Fous dont seuls s'esclaffent à la cantonade quelques initiés bénéficiaires. Les Français ont omis de renvoyer à la cour des miracles les fous qu'ils avaient couronnés un jour, histoire de rire, et les fous se sont mis à croire tout bonnement à leur sceptre, à leur pourpre, à leur hermine, à leurs crises de conscience, à leurs sceaux, à leur légende et à leurs vents. Ou à faire semblant. Mais le règne des fous qui traîne en longueur n'est plus une rigolade, les bonnes gens pressés par leurs affaires s'installent paresseusement dans le carnaval et s'habituent à prendre les vessies pour lanternes, les lanternes pour soleil, les ânes pour palefrois, les galimatias pour vérités éternelles, les traîtres pour héros, les héros pour traîtres, les magistrats pour juges, les Schrameck pour Durand, les scrutins pour grand'messe, la lie de piquette pour chambertin, le socialisme pour fraternité, un mirliton pour un homme, un ramassis pour un parlement, la sécurité sociale pour une libération et la démocratie pour un ordre naturel.

La fausse monnaie, c'est amusant un jour ou deux ; elle est même indispensable au bon équilibre des peuples et à l'hygiène de la civilisation, elle donne aussi à réfléchir à la bonne monnaie qui aurait tendance à s'infatuer. Mais quand il n'est plus battu d'autre monnaie que fausse, on ne sait plus reconnaître la bonne et nous voilà rendu à cette confusion générale et invétérée dont Clément d'Alexandrie a dit qu'elle sentirait le soufre à plein nez.

"La fête des fous", Aspects de la France, 18 mai 1950, n°92


samedi 11 mars 2023

L'espoir en ballon

 

La France n’est peut-être plus une grande nation, mais il y a toujours chez les Français de quoi faire le plus grand peuple. C’est une vérité à laquelle je tiens beaucoup, même si les preuves se font rares ou discrètes. Je pourrais, cette semaine, affermir ma foi sur une preuve d’ordre politique en célébrant la réélection de M. Albert Sarraut, vieux marabout du tripot parlementaire, et lanterne des sublimes secrets, mais la gloire de M. Sarraut appartient à la Troisième, et l’odeur de ses vertus n’est plus qu’un relent. Plus volontiers je chanterais nos victoires techniques, le nouveau pétrolier de 33 000 tonnes, le stator géant de 170 tonnes, et la locomotive BB 9004, qui s’apprête à pulvériser le record du monde, mais si j’ai beaucoup de respect pour ces machines, je ne les considère pas moins comme des accessoires.

En revanche, il m’apparaît que le rugby français nous permet aujourd’hui d’envisager l’avenir avec beaucoup de confiance. Quand une équipe nationale de rugby arrive à cette qualité, c’est un signe, et je n’en dirais pas autant du golf ou même du bridge. Ce n’est pas souvent que je parle ici de sport, et pourtant je lui dois des moments exquis. Vous savez que samedi dernier nous avons battu l’Écosse. Sauf le respect que je dois au souvenir des Stuarts bien-aimés, je dirais même que nous avons battu les Écossais à plate couture.

Deux fois par an, dans la période où se déroule le tournoi des Cinq Nations, je vais à Colombes voir gagner la France et m’en égosiller de joie. Et si elle ne gagne pas, elle a montré assez de vertu pour contenter notre orgueil et gonfler notre espoir. Ajoutez à cela l’émotion d’une foule en même temps accordée par la connaissance du jeu et l’honneur du clan français. L’enthousiasme collectif est un phénomène hasardeux qui fait aussi bien la ruine ou le bonheur de sociétés, mais il est sot de le mépriser quand il se manifeste à propos d’un débat aussi hautement civilisé, aussi probant, qu’une partie de rugby. Ce n’est pas parce que nous avons acquis en cette matière une valeur incontestable que je vante les vertus de cette épreuve. Même aux temps de nos revers, j’ai toujours tenu le rugby pour le plus beau des jeux. Et si les États devaient régler leurs querelles sur le pré sportif, c’est encore par le rugby que s’exprimerait le mieux les différentes valeurs des nations.

Si notre quinze tricolore fait aujourd’hui un des purs chefs-d’œuvre de la qualité française, le mérite en revient tout de même quelque peu aux sélectionneurs. Certes, la sélection ne se fait pas toujours dans une sérénité olympienne on la soupçonne embarrassée d’intrigues, de coterie et de querelles de prestige, mais ces faiblesses ne font jamais que préférer un indiscutable champion à un autre indiscutable champion. La raison du rugby n’est jamais perdue. Il faut dire que pour constituer une équipe de rugby et une équipe ministérielle, on ne s’y prend pas de la même façon.

 L’espoir en ballon,  Aspects de la France, 14 janvier 1955, n°331

samedi 7 janvier 2023

Epiphanie

 Tirer la fève. On dit que la coutume nous vient des satur­nales, mais on dit beaucoup de choses, que le christianisme est légataire universel de tous les rites et mythologies en per­pétuel aggiornamento et qu’en fin de compte le chrétien n’est qu’un païen recyclé. Ce n’est peut-être pas le moment d’encou­rager les visions de ce genre si le diable s’en occupe. Nous savons bien que la révélation a pris en charge un héritage qui fut trié avec soin, nettoyé, converti. Que la galette ait eu affaire avec Saturne, ce n’est pas bien grave, nous l’avons bap­tisée tout de suite, ses parrains les rois mages n’ont pas tou­jours été catholiques non plus. 

Sans avoir inventé la galette nous l’avons élevée à la dignité royale et adoptée pour dessert épiphane en lui gardant sa fève, nourriture des pauvres et symbole de fécondité. Les boulangers aidant, la coutume s’est maintenue jusqu’à nous sauf que la fève a dû se retirer du jeu en cessant d’être cultivée. Mettons que le haricot sec ait eu quelques droits à lui succéder, mais le fayot de terre cuite, simulacre stérile, allait donner carrière à toutes les fantaisies de la céramique et précipiter la pagaille des signes. L’avènement et la vogue d’un petit nourrisson em­mailloté fit croire un instant au pieux complot qui ramènerait l’enfant Jésus au souvenir des convives, mais le bébé fut tout de suite et bizarrement appelé baigneur. Sous ce nom il n’avait plus grand espoir d’entrer au service de la tradition. On eut beau faire ici et là quelques efforts pour le sortir de sa condi­tion profane, le baigneur l’emporta. Mieux encore, on nous persuade aujourd’hui que n’importe quoi fait fève. Relâche, facilité, laxisme, erreur, il n’y a pas de n’importe quoi. Dans la dernière fournée ils ont trouvé moyen de glisser dans nos galettes un petit bouddha, ce n’est pas n’importe quoi, même pas n’importe quel bouddha. Il est gras et ventru, accroupi dans une posture inhabituelle, son nombril est situé à l’intersection des bissectrices d’un triangle aigu où il s’abrite comme sous une chape. Un expert pourrait nous dire à quelle secte bouddhiste nous devons ce gadget de solidarité spirituelle au bénéfice d’une épiphanie de synthèse, adulte et mondiale. Les inquiets se sont interrogés sur la mission de ces micro-bouddhas introduits subrepticement dans le sein feuilleté de l’Occident ; ils y soupçonnent la main de Mao, le petit véhicule mystique aux gages de la révolution, la pilule de nirvana pour l’abrutis­sement des derniers factionnaires de la chrétienté. Les concilia­teurs ont tout simplement fêté la surprise du quatrième roi mage, on n’attendait plus que lui pour découper la galette suprême au symposium des prophètes mélangés. Quoi qu’il en soit je me demande pourquoi la présence d’une figurine orien­tale humblement nichée dans la plus populaire de nos pâtisse­ries familiales pourrait nous surprendre ou nous alarmer quand le Saint-Père nous rapporte encore un bouddha dans ses ba­gages et qu’au Vatican, paraît-il, on ne sait plus où les mettre.

Itinéraires, Le cours des choses, 1972