vendredi 24 mai 2024

Elections européennes


Malgré des loisirs forcés je ne me suis pas beaucoup intéressé à cette histoire de parlement européen. Encore un écran de fumée, avec ce relent de soufre habituel aux émanations démocratiques. Voilà ou j'en suis à l'heure où les gens de bien nous pressent d'oublier un petit peu la patrie pour construire l'univers et nous conjurent de défaire un petit peu la France pour faire l'Europe. Quand on me parle européen je réponds baillage ou sénéchaussée, quand on me parle mondial je rétorque paroisse et quand on me parle social je riposte féodal. C'est me façon d'être constructif. Revenir au point de départ et s'arrêter au bon moment, ou essayer une autre route. Bien sûr, unité, universalité, c'est un vieux rêve, une noble hantise, elle sert de caution à toutes les entreprises d'hégémonie, à toutes les tyrannies autocratiques et doctrinaires.
J'ai lu par hasard, je ne sais où, qu'un individu peu scrupuleux avait évoqué le Serment de Strasbourg, insinuant que Charles le Chauve essaya lui aussi de faire une espèce d'Europe et que sa mémoire devait présider aux débats. Les novateurs sont toujours friands de références historiques et les plus grossiers maquillages passent comme une fleur, surtout en France où la fabrication et l'enseignement de l'histoire sont entre les mains de gangsters. Pour ce qui est de Charles le Chauve je ne puis tolérer de le voir compromis à l'esbroufe dans une affaire aussi louche. Si j'en parle avec tant d'ardeur c'est que j'ai pour ce prince une affection particulière. Je le connais comme un voisin. Il a longtemps séjourné en face de moi, de l'autre côté de la Seine, à Pitres (Eure), d'où il organisait la défense de Paris contre les Normands. Dans ce village où les derniers paysans exhument encore les ossements de leurs pères gaulois et des pièces romaines, je connais un vieil homme établi là depuis mille ans. Il parle de ses aïeux carolingiens comme moi de mon grand-père, et quand il trouve un bout de poterie millénaire en plantant ses pommiers, il peut évoquer sans erreur le grand oncle Théodebert ou Landéric buvant un coup de cervoise, essuyant sa moustache rousse et racontant le dernier coup de main sur un drakkar échoué dans les rapides de Poses.
« Les Normands, me dit-il, étaient en face, sur l'autre rive, et nous les Français, nous étions ici dans ce village aujourd'hui déchu qui fut résidence royale et place forte avancée sur le chemin de Paris. Je dois dire que mes parents, n'étant arrivés ici que vers 950, n'ont pas connu Charles le Chauve ; mais ils en ont beaucoup entendu parler. Il était bon prince, rude batailleur, homme de foi, administrateur sagace et protecteur de philosophes. »
Quand je suis en vacances ou bord de la Seine je me sens loyal sujet de ce Charles II que les écoliers, la plupart des maîtres et presque tous les Français traitent avec une légèreté impudente, et je ne puis supporter de voir ce prince actif, ce débrousseur, ce bâtisseur, cet homme de métier requis au service des avaleurs de brouillards. Je pense que c'est pour son royaume que fut inventé le nom de France et qu'au prix d'efforts inouïs dont nos petits hommes d'État ne peuvent se faire idée, il a su confirmer le nom et la réalité française dans une Europe aussi tourmentée qu'aujourd'hui. Il prononça peu de discours mais parcourut à cheval, en chariot, en bateau, un nombre de lieues incroyable pour conjurer les périls, rassurer son peuple, déjouer les pièges, montrer enfin ce qu'était le métier de roi dans la société féodale dont il était le fondateur et le législateur.
Certes, il a failli ceindre la couronne impériale et refaire une Europe à la manière de Charlemagne. Mais l'unité de l'Europe sous un monarque français résidant à Pitres (Eure), c'est une autre histoire que le parlement mâtiné de Strasbourg. Né français, je suis naturellement porté à croire souhaitable une Europe française. Ce n'est pas du patriotisme jacobin ni du délire cocardier à la Déroulède ; il s'agit d'un chauvinisme authentiques et raisonnable, d'un chauvinisme au sens original qui se réclame directement de l'auguste sobriquet de Carolus Calvus, premier roi de France et mon voisin de campagne.

Rester chauvin, 8 septembre 1949, n°58


mardi 9 janvier 2024

A quoi rêvent les jeunes gens

 

L’hebdomadaire Arts poursuit une enquête sur les jeunes. C’est une enquête consciencieuse et intelligente, mais je trouve qu’on devrait d’abord leur fiche la paix, aux jeunes. C’est corrompre la jeunesse que lui inculquer des préoccupations d’adultes. Notre siècle a pris de la jeunesse une sollicitude alarmante. Il a promu à son intention le mot « jeune » au rang de substantif à majuscule ; il lui a fabriqué des ministères spéciaux, il a même confié des portefeuilles très sérieux à des galopins qui, entre parenthèses, se sont révélés plus dénués d’imagination et plus rabougris dans la doctrine que nos augustes vieillards.

Il y a un engouement, un mythe, une extrapolation snobée, une démagogie, une technique enfin de la jeunesse. On l’a tirée des limbes heureuses pour l’engager dans la congrégation sociale ; le déterminisme historique lui a ouvert pompeusement ses portes. Des prophètes bénis ou cornus lui ont révélé plus ou moins confusément ses aspirations souveraines, ses droits incohérents, ses missions imprescriptibles. La République de Jouvence a découvert que l’avenir appartenait aux jeunes et que ce truisme méconnu aurait des conséquences immédiates et nécessaires. Désormais les jeunes gens formeraient dans l’État, non plus une pépinière hasardeuse au caprice des pères et à la grâce de Dieu, mais une classe organisée, choyée, dûment assurée, attributaire, alignée en solde et loisirs, conditionnée à l’œil socio-électronique.

Le pré-salaire qui sera consenti aux étudiants pour les soulager d’une condition médiévale, et mieux les coincer dans le piège à matricule, sera étendu aux lycéens pubères, en attendant que soient légalement définie la profession de jeune, et promulguée la loi sur la retraite des jeunes, proportionnelle à partir du bachot.

Les niais s’extasient devant la belle gravité de l’étudiant soucieux du lendemain, conscient de son rôle et gouverné par un idéal de sécurité cosmique. Ce jeune homme est un infirme ; on lui a coupé les jarrets. L’enquête en question nous montre des garçons de dix-huit ans fort inquiets de savoir comment ils vont loger leur petite famille et quel salaire y suffira, compte tenu des avantages sociaux. Voilà une jeunesse de tout repos ; la République apparemment n’a rien à craindre de ce côté-là. Les grèves d’étudiants ont elles-mêmes un petit côté rassurant ; elles témoignent d’un sens social orthodoxe et vigilant. Si leur monôme est un peu turbulent, ce n’est pas qu’ils pincent le derrière des filles, puisqu’ils sont tous fiancés, mariés, sinon pères de famille ; ce n’est pas non plus, à moins qu’il s’agisse de jeunes arriérés, pour insulter la Chambre des Couards qui laisse invengée la mémoire du capitaine Moureau. Non, c’est pour attirer l’attention des pouvoirs publics sur l’insuffisance des locaux scolaires ou le taux de remboursement des lunettes.

Aux jeunes candidats à l’École des Mousses, on avait demandé pour quelles raisons ils avaient choisi cette voie. Il s’est trouvé une demi-douzaine de gamins pour répondre à cause de la retraite. Soyons beaux joueurs et saluons ici une des plus belles conquêtes du progrès social.

Tout cela, bien entendu, est éphémère. Si la cité socialiste n’est pas engloutie par le cours sacré de l’Histoire, elle sera la proie d’un bel incendie dû à l’imprudence d’un fumeur ou à un court-circuit entre la nature et la doctrine. Mais la malveillance n’est pas exclue. En ce cas, l’incendiaire sera peut-être un vieillard extra-lucide ; on se plaît davantage à imaginer une bande de copains, providentielle survivance des jeunesses mérovingiennes boutant le feu au grand fichier matriculaire, simple histoire de rigoler.

 A quoi rêvent les jeunes gens, Aspects de la France, 22 mars 1957, n°445

A retrouver dans Du tac au tac, Editions Via Romana