Il m’est parvenu d’Amérique une coupure de journal relative à la politique laitière de notre Président biblique. Il s’agit d’une dépêche de correspondant datée de Chatelet-en-Brie. J’ignore le rôle dévolu à cette commune dans la comédie pastorale dirigée par M. Mendès, mais Chatelet-en-Brie est un nom assez crémeux dans la toponymie française pour cautionner ici les informations de mon confrère américain.
Pour commencer, il est dit dans cet article qu’en faisant boire du lait aux enfants, M. Mendès « a révolutionné les habitudes d’une centaine de générations d’écoliers français ». Je ne chicanerai pas mon confrère sur l’hyperbole qui est la tentation du journaliste et le principal ressort de toute propagande. Plus loin, je lis : « On ne s’attend pas à voir un tel breuvage accueilli avec joie par des écoliers qui ont bu du vin depuis leur naissance ou peu s’en faut. » Le « peu s’en faut » est un correctif de pudeur, car nous savons tous que le sein des mères françaises fournit un beaujolais léger, mais fruité. Le sevrage, il est vrai, se fait avec un vin plus corsé, de telle sorte qu’à l’âge des premiers pas l’enfant peut s’attaquer avec profit au mascara 14 degrés. Mon confrère précise d’ailleurs que, chez nous, « les petits enfants ont coutume d’emporter leur vin à l’école ». Qui d’entre nous, en effet, ne se souvient avec émotion de ces casse-croûte enfantins sur le coin du pupitre, autour d’un bon vieux litron qu’une mère attentive avait glissé dans notre cartable ? Enfin, que Dieu bénisse les efforts de M. Mendès pour « changer en buveurs de lait ces petits ivrognes ».
Encore une fois, l’article en question n’a pas été écrit dans une salle de rédaction du Nebraska, entre deux whiskys, par un boy à visière, les pieds sur la table, le chewing gum derrière l’oreille et l’œil encore charmé par la télévision du super-mendesman, grand yogi du yogourt et terrific manager de la France gâteuse. Non, c’est une dépêche datée de Châtelet-en-Brie, où le correspondant américain a pu observer comme tout le monde les écoliers titubants sur le chemin de l’école et les nourrissons soifards chopinant dans la crèche municipale. Ces vieilles coutumes du folklore gaulois n’ont pas pu se dérober à l’œil clair et pénétrant d’un de ces reporters de l’Occident libre élevés dans le culte des choses vues. La presse américaine a des moyens d’information gigantesques, nulle vérité ne saurait lui échapper et ses envoyés spéciaux finissent par raconter d’aussi charmantes histoires que les rédacteurs soviétiques claquemurés dans leur farouche ignorance. Maîtresse du destin atlantique, l’opinion américaine dispose d’une documentation universelle qui la préserve de l’erreur. Qu’il s’agisse de l’Allemagne, de la Russie, de la Chine, du Viêt-Nam, du monde arabe ou des écoliers français, nous lui voyons toujours cette même connaissance profonde et subtile des diverses populations qu’elle s’est donné mission de rééduquer à l’image des murs idylliques de la démocratie pilote.
Ce disant, bien sûr, je ne cherche pas à glorifier l’institution vivifiante des bouilleurs de cru ni les records prestigieux de notre consommation d’alcool ; mais si le confrère a pu voir chez nous des tétines sur le goulot du gros rouge ou des écoliers saouls depuis cent générations, je vois bien qu’au Nebraska ils ont tous tété l’élixir de vertu pasteurisée et que le lait de la bonne foi n’a pas caillé dans leurs biberons.
Je ne prétends pas, certes, que nous ne sachions répandre et gober sans broncher d’aussi belles fables. II y a dans le monde une répartition d’erreur et de vérité à coefficient invariable et les vitesses de propagation n’y changent rien. Nous aimons toujours apprendre de la bouche des voyageurs que les naturels du Haut-Zipangu portent les oreilles en pointe et une courte queue en trompette.
Le vin du bébé, Aspects de la France, 31 décembre 1954, n°329
Du tac au tac, Editions Via Romana
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