Un
bistrot de mon quartier vient de moderniser son établissement. A ce
préambule, vous dites : « Bon, ça y est ! Le voilà
encore qui nous écrit son papier avec une plume d'oie entre une
chandelle de suif et la tabatière de ses aïeux ; il va encore
nous gémir cent lignes sur quelque vieillerie, pleurnicher sur les
moulins à vent et repousser du pied les fallacieux bienfaits de
notre siècle. » C'est exact. Si le lecteur juvénile trouve
quelquefois à ma chronique une odeur un peu fadasse de camomille
duhamoelleuse ou de pastille de guermenthe ou même de tisane
vautélique, s'il déplore de me voir tourner en rond à dada pour
faire le numéro des vétérans, tant pis. C'est un numéro, après
tout, qu'on n'est pas obligé de faire sur un cheval gâteux.
Le
patron de ce bistrot, auvergnat de choc, a donc jugé bon, jugé
nécessaire à son estandinn'gue, de flanquer en l'air ses lambris à
moulure, ses plafonds à pâtisserie, son perco Denis-Papin, son
plancher de traviole, ses ouatères à la turque, son zinc à
corniche dorique, non ferreux s'il en fut et glorieux rescapé du
ramassage, ses torchères à ampoules, enfin, qui espéraient bien
fournir une carrière un peu plus longue que les manchons à gaz.
Ceci fait, les entrepreneurs d'aménagement moderne sont venus mettre
au point sa taverne. Surfaces lisses, plafond désolé, sol de
mosaïque express à motif de catalogue, lavabos rationnels, comptoir
à gros débit en alliage rose, et des glaces partout, et du néon et
de la fluorescence à faire tourner le gaillac en eau de boudin. Et
la façade vert amande, comme si le vert amande avait quelque chose à
voir avec un bistrot. Et des glaces sur la façade, comme si le
client avait besoin de se voir venir au bistrot ; surtout qu'il
s'y voit venir depuis le trottoir d'en face, défiguré par la
distance avec une figure tordue et les jambes en cerceaux. Et le
soir, cette lumière de soleil synthétique, ce faux midi qui
s'installe à 22 heures, ce météore mauvâtre, opalineux et
groseillard, ce grossier piège à papillons, cette aurore à gogo,
cette incandescence qui vous rentre jusqu'à l'estomac, vous coule
dans les veines, vous décolore la cervelle, remplit votre verre d'un
jus spectral et transforme une rencontre amicale en colloque
d'ectoplasmes damnés. Comme si les gens avaient besoin de tant de
lumière. Comme s'il suffisait de trop de lumière pour leur verser
la joie. Comme si tant de lumière implacable et truquée n'était
pas plus ennuyeuse, lugubre et louche que la mèche fumeuse où trois
gentils coquillards s'écarquillent les yeux pour compter leur
brelan.
Il
est vrai qu'à l'heure où j'écris ces lignes, le néon sent déjà
pâlir sa faveur. On commence à lui trouver des reflets de lampion.
Les placiers en luminaire d'avant-garde étudient pour mon bistrot un
devis d'éclairage à uranium dénoyauté avec abonnement à la
lumière froide, la lumière au zéro absolu de la raison
rationnelle. C'est tout de même dommage s'ils arrivent à nous
dégoûter de la lumière, à force de lumière qui n'éclaire plus
qu'elle-même, bêtement. Vous croyez encore que c'est au progrès
que je m'attaque, mais pas du tout, je chéris, je respecte l'idée
du progrès, mais j'ai peine à le voir cascadeur, vulgarisé, vendu
aux trafiquants, infatué, attrape-nigaud, gâcheur surtout. Il a
déjà pour lui la plus grande pente et encore le commerce et la
publicité qui le poussent dessus. C'est vous dire que je n'ai pas
trop de scrupule à vouloir contrarier cette glissade
impressionnante. Il y a déjà assez de monde qui pousse à la roue,
je peux bien y mettre un bâton de sureau, pour marquer le coup.
Abat-jour, 17 octobre 1952, La république et ses Peaux-Rouges, Via Romana, 2012
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