La revue du 14 juillet 1964 s’est déroulée comme prévu, sans
incidents graves, sauf qu’elle ne fut pas honorée de ma présence ; mais l’incident
est ordinaire, vu que je n’ai, de ma vie, assisté qu’à une seule revue de ce
genre, à l’âge de 12 ans, sur les épaules de mon père comme il se doit, l’année
que Fallières présentait l’armée française au roi du Danemark. Je n’ai fait,
depuis, que ressentir de plus en plus vivement l’énorme indécence qui prétend
associer l’amour de la patrie à ce misérable anniversaire de guerre civile.
C’est comme la Marseillaise. Si nous avons parfois cédé à
des concours de circonstances qui nous pressaient d’oublier les paroles répugnantes
pour nous émouvoir à la seule musique devenue bon gré mal gré symbole de
ferveur française, maintenant c’est bien fini. Elle s’est abîmée en Algérie.
Chers compatriotes, fermez vos gueules : ils sont venus jusque dans nos
campagnes égorger nos fils et nos compagnes, mais vous avez débandé nos
bataillons et prêté la main aux égorgeurs. Alors, chers enfants de la patrie,
je vous en prie, écrasez un peu.
Donc ce fut un 14 juillet célébré dans le calme et la dignité,
comme l’exigeait le défilé d’une armée française victorieuse pour le compte de
l’ennemi. On a pu croire, l’espace d’une minute, a un incident mais ce n’était
qu’une attraction : le général De Gaulle s’était levé pour aller
gesticuler devant M. Messmer à propos de je ne sais quoi et le public a
bientôt compris qu’il s’agissait là d’une simple manifestation de prestige qui
ne tirait pas à conséquence. Il n’y eut pas de pataquès comparable à celui du
11 novembre où, la musique ayant oublié de sonner « Aux Morts », le général se
révéla incapable de commander lui-même la sonnerie, comme l’eût fait tout
spontanément un véritable soldat et le moindre chef tel que Vendôme, Villars,
Napoléon, l’adjudant Flick ou le maréchal Foch en grognant d’une voix claire :
« Alors ? on ne salue plus les morts ? » Sans doute le général De
Gaulle, peu sûr de sa clique, eut-il peur de n’être pas obéi ? En quoi il
avait sûrement tort.
C’est au 14 juillet dernier, je crois, que fut noté un autre
genre d’incident à l’occasion du défilé. Le chef de l’Etat, selon les témoins
oculaires, avait gardé ses mains en poches au passage de la Légion. Mais cela
fut mis au compte de l’étourderie, l’armée en a vu bien d’autres.
C’est ainsi d’ailleurs que l’a vue mon confrère Caviglioli qui
en a donné ses impressions dans un remarquable article paru l’autre jour dans Combat.
Autre incident bénin qui n’a été relevé que par un petit
nombre de spectateurs arriérés. L’un d’eux, interrogé à la radio, s’est déclaré
vivement ému en effet par la nouvelle cadence imposée aux chasseurs. Le fameux
pas du chasseur a été aboli par le règlement qui aligne toute l’armée française
au même pas standard, dont la mesure a été calculée selon le rythme du cosmos
dont notre grand Métronome est le dépositaire bien connu. Il me semble avoir
déjà écrit, au sujet des privilèges de pas dans l’armée française, un billet d’alarme
à l’époque où les chefs de musique de la Légion furent mis en demeure de
renoncer à leur cadence traditionnelle. C’était pendant la guerre d’Algérie. La
mesure s’inscrivait dans le vaste programme élaboré en haut lieu pour accélérer
la déchéance de l’esprit de corps jugé incompatible avec l’esprit d’obéissance
gaulliste inconditionnelle. Dans le même temps, les mêmes autorités de la même
subversion, anxieuses de mâter l’insolence des paras dont l’esprit combatif
offensait la République, se demandaient s’il valait mieux les humilier sous un
vulgaire calot d’aviateur rampant ou habiller tout le monde en para. Il fallait
en finir avec la gloriole de ces bérets. Quiconque se distingue est en voie de
se perdre. Et les ecclésiastiques l’ont bien compris qui laissent la soutane
pour le complet et le complet pour le chandail.
Toutes ces questions-là sont aujourd’hui sur le point d’être
réglées, apparemment. Je n’insisterai pas sur les aspects philosophiques de
cette victoire de l’indéfini sur le défini. Je vous laisse le soin de placer où
il faut l’abolition du pas chasseur et la mort du passepoil dans le processus
de convergence évolutive selon Teilhard de Chardin. Je reviendrai prochainement
d’ailleurs sur le petit côté teilhardien du phénomène De Gaulle.
Toujours est-il que la conversion du troupeau humain en magma
indifférencié n’est pas pour demain. Les décrets de planification vestimentaire
et de mise au pas standard n’empêcheront pas les gens de se distinguer par une
tournure de béret, une allure de marche, ou tout autre signe plus discret où se
réfugiera l’irréductible esprit de corps, le goût des privilèges et des
responsabilités, l’increvable quant-à-soi, les petits agréments de la liberté
et tout ce qui s’ensuit pour l’inquiétude des potentats.
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