A l’heure où l’exode sacré se heurtait au droit de grève non
moins sacré, à l’heure où toutes les voix de la radio nous rapportaient
fiévreusement les échos de ce drame idéal qui rassemblait enfin le peuple
français dans une compassion licite à l’égard de ses compatriotes en détresse,
à l’heure où des foules innocentes et réduites à l’infâme condition de
sinistrés pieds-noirs erraient dans Marseille en prenant le ciel à témoin d’un
irréparable gâchis, à cette heure-là, dis-je, dans le faubourg Saint-Honoré à
demi désert, quelques flâneurs étaient frappés d’extase ou de stupeur par la
vision du général De Gaulle qui passait sur le trottoir en translation oblique.
Apparition fugitive. Hiératique et même un peu raide il était vêtu de kaki
démodé, son clair regard semblait fasciner le destin et ses pieds ne touchaient
pas la terre comme il convient aux apparitions.
Extrait d’une camionnette et enlevé dans les bras d’un livreur
alerte, le portrait à l’huile du général, plus grand que nature comme il se
doit, disparaissait bientôt sous le porche de l’Élysée. Livraison furtive,
discrètement surveillée, on ne sait jamais. Un honnête homme se trouvant nez à
nez avec une telle effigie pouvait fort bien relever le défi et, d’un coup de
boule dans l’estomac, défoncer la toile. On cite en effet certains cas où l’envoûtement
pratiqué à l’improviste aurait comblé tous les espoirs. De toutes manières l’iconoclaste
éventuel pouvait arguer d’un mobile artistique, si j’en crois la photo de
presse où le tableau fait un peu figure de navet. Si ç’avait été un beau portrait,
le véritable portrait du général De Gaulle, il aurait été non seulement
refusé par le conseil des initiés de cabinet, mais incinéré sur le champ comme
attentatoire aux pudeurs d’État, et l’artiste serait actuellement gardé à vue,
interrogé sans relâche sur les moyens et complicités qui lui auraient permis de
s’introduire ainsi dans l’âme du chef et d’en reporter sur le visage tous les
replis et détours interdits au jugement des mortels. Or, bien au contraire c’est
un portrait de fidélité extrême à la légende, c’est l’homme du 18 juin (ou du
19, ou du 20, comme tous les personnages un peu mythologique sa date de
naissance est incertaine), portrait de référendum et de mairie, exécuté dans le
respect des canons publicitaires par celui-là même qui en fit la livraison à
bras, M. Gaston Tyko, un ancien de Londres.
Toutefois l’artiste n’a pas omis le détail ésotérique par
lequel nous reconnaîtrons d’abord le chef de clan. Sa vareuse en effet ne porte
aucune décoration, sauf l’insigne de la France libre. Ignorance et mépris de
tout ce qui fut avant que lui-même ne soit. De Gaulle ne peut être décoré ou
promu que par De Gaulle et ne souffrir d’autre marque ou appartenance que la
sienne propre. Si les vulgaires nécessités de la politique l’obligent parfois à
revêtir les insignes majeures de la Légion d’Honneur, sa vraie tenue de combat,
la seule qui vraiment l’habille à son aise et le mette en possession de tous
les moyens, c’est la vareuse de Londres avec l’insigne solitaire, suffisant et
nécessaire, de la France libre, la croix de Lorraine familièrement appelée
perchoir. Qu’il soit donc bien entendu, bien répété, bien confirmé que De
Gaulle n’a d’autre mission que la prospérité de l’ordre gaulliste dont il est
le fondateur et détenteur des sublimes secrets. Il est grand-maître d’une
organisation semi-clandestine qui malgré ses victoires sur la France n’en finit
pas de régler ses comptes avec les Français.
François Brigneau a publié récemment dans l’Aurore un excellent reportage sur la Maffia, la vraie, la
sicilienne, la seule qui ait droit à majuscule. Organisation vénérable mais
aujourd’hui tombée en folklore et dont les exploits nous font un peu sourire,
nous Français. A ce propos je rappelle, en passant, que cette croix dite de
Lorraine est un emblème emprunté en 1451 à la maison d’Anjou et à la faveur d’un
mariage. On sait que la maison d’Anjou régna longtemps sur la Sicile. Sans
vouloir établir de filiation historique, il y a là pour les amateurs de
sociétés secrètes matière à rêver sur le rôle mystérieux des emblèmes.
Jacques Perret, merveilleux auteur, homme intègre, inflexible, aux solides convictions. Ses livrs sont toujours là, on en parlera encore longtemps, très longtemps.
RépondreSupprimerMerci à son fils Louis d'en perpétrer la mémoire