Vous savez que la mort de Louis s'en alla très
malicieusement frapper son père dans une chambre d'hôtel, en Suisse, au plus
haut de la neutralité hospitalière, 1 160 m au-dessus de la mêlée. D'un
commun accord les belligérants se débarrassaient ainsi de leurs prisonniers
invalides. Un an plus tard, sous contrôle d'une commission paritaire, la Suisse
elle-même obtint le pouvoir de renvoyer dans leurs foyers tous ceux qui
seraient jugés définitivement inaptes à peser tant soit peu sur le déroulement
des hostilités. Les joies du retour sont douces-amères dans le convoi des
bouches inutiles. A la gare de Lyon ni fleurs ni Marseillaise. Accueil charitable et scrupuleusement administratif.
Marc ayant préféré nous prévenir sans préciser la date fit le chemin tout seul,
assez lentement je suppose. Avant peu en effet je soupçonnerais l'affreuse idée
qui lui trottait dans la tête à savoir qu'il rentrait chez lui comme un homme
qui eût fait une fugue pour se dérober au combat, et pire encore : il se
revoyait le 8 août 14 expédier à son fils l'autorisation de mourir à sa place.
Il sera bientôt très surpris, confondu, d'avoir mérité une
citation. Cette nouvelle je crois le rassura sur son cas mais il s'inquiéta
d'une armée qui décorait les prisonniers. Une satisfaction plus sérieuse lui
serait donnée par le service de place qui le récupéra pour lui confier la
direction du bureau militaire de la gare de l'Est. La fonction impliquait, en
plus des responsabilités, le port de l'uniforme ; il restait mobilisé, la
dignité de servir ne lui était pas ôtée. Il en jouira jusqu'à la paix dont il
appréciera le bienfait public mais qui le laissera pour toujours abîmé dans sa
tristesse. Inutile de préciser à quel point chez nous, à la maison, les effets
de l'armistice furent mélangés. Un million deux cent cinquante mille morts en
chiffres ronds faisaient bien quelques centaines de milliers de familles à
s'émouvoir en silence au bonheur des autres. S'il est vrai que Sparte et Tokyo
réclamaient à leurs triomphes le cortège euphorique des veuves et des
orphelins, la patrie n'a jamais eu chez nous que rarement et brièvement la
tentation de se faire impitoyable et monstrueuse. Elle est venue discrètement
se pencher sur l'épaule des pleureuses, et si Thérèse n'a pas fermé ses volets
à la rumeur d'un peuple enivré de sa gloire, c'est bien que la Française dans
son cœur le disputait à la mère. Ne doutant certes pas que le bon Dieu eût un
faible pour la France elle aura sans doute essayé d'entrevoir l'autre
manifestation d'allégresse, l'armée des morts définitivement consacrée dans son
bleu angélique et rassemblée à l'instant même dans un surcroît de béatitude
parmi les séraphins qui battaient des ailes. Mais la vision mystique n'était
pas bien son affaire et le bonheur de son deuil ne lui fut pas donné. Quoi
qu'il en soit, je n'ai pas envie de raconter cette journée, sauf à dire que
pour ma part il a bien fallu que je m'éclipsasse pour rejoindre mes camarades
et prendre avec eux ma goulée de liesse.
Bientôt le service du rassemblement des morts nous adressait
un avis concernant les sépultures de fortune dispersées dans le secteur qui
nous intéressait. On commençait d'y procéder à l'exhumation des corps enterrés
à la hâte et de les réunir au cimetière militaire en cours d'aménagement. Nous
étions autorisés, invités même, à déléguer un membre de la famille pour
assister, tel jour, à l'opération. Mon père s'effrayait un peu de la peine et
difficulté qu'il aurait à en dissuader Thérèse mais elle décida spontanément de
ne pas y aller. Imaginant le spectacle elle en redoutait l'inutile cruauté mais
plus encore y réprouvait l'impudeur de sa présence à l'étalage de son fils en
état de nudité extrême. Le père évidemment se chargea de la mission et j'ose
dire qu'il le fit très volontiers comme le témoignage le plus intime et ultime
de l'amour paternel. Il me pria seulement de l'accompagner. A seize ans et demi
je me trouvais à six mois de l'âge légal des engagements volontaires, et
drôlement bon pour le service. Il avait très bien compris mon indécent dépit de
voir la guerre se terminer sans moi. Je ne crois pas que Marc en sollicitant ma
compagnie eût la secrète pensée de m'aguerrir aux choses de la mort, pas plus
que m'en dégoûter d'ailleurs. Plutôt l'humble désir, et imprévu, de n'être pas
seul.
Raisons de famille, Via Romana, 2015
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