Certes, il y a des gens qui préfèrent considérer les vacances
comme un état semi-comateux, une indolence intégrale, une longue sieste
mollement agrémentée par de vagues odeurs d'algues ou de foin, de vermouth ou
d'anis. Je suis loin de mépriser les estivants de ce genre et je me sens fort
capable moi aussi de dormir quinze jours de rang à l'ombre des forêts ou simplement
d'un parasol orientable. En revanche, beaucoup de gens, non moins respectables,
consacrent leurs vacances à la recherche des nobles périls que le quotidien
sophistiqué leur refuse et des rares délices qui s'ensuivent.
A celui qui cherche un dérivatif exaltant aux routines du
gagne-pain, la navigation dite de plaisance propose une incomparable variété
d'émotions, de tracas, du pépins et d'anxiétés qui lui rendront, sinon le goût,
du moins le sens d'une insécurité vraiment digne de l'homme libre. Les plaisirs
consécutifs à ces loisirs périlleux seront évidemment proportionnels aux
risques encourus, et variables en fonction du caractère des joueurs. Certains coriaces
veulent une bonne tempête, de surcroît avec démâtage et avarie au gouvernail,
pour vraiment bien savourer le coup de rhum pris au port dans le tragique désordre
d'une cabine saccagée par la mer. D'autres se contentent largement d'un grain à
deux ris ou d'un vasouillage dans la brume pour satisfaire leur besoin de
vacances héroïques. Beaucoup de plaisanciers enfin préfèrent, tout bien pesé,
naviguer l'espace d'une marée ou courir sur leur erre huit à quinze jours dans
les bistrots du port ou discuter gréement, bord à bord, à longueur de soirée,
avec les voisins du bassin à flot. Ce ne sont pas des tricheurs mais des
imaginatifs. Sitôt à bord, ils se représentent l'aventure avec assez de
précision pour se dispenser de la courir dûment, et en arriver tout de suite au
petit café arrosé avec commentaires.
Il faut dire ce qui est : sauf nature vicieuse, aucun marin
ne se régale d'une mer démontée. Quitte à les considérer plus tard comme la
fleur des vacances, les mauvais moments sont, sur le moment, d'authentiques
mauvais moments où se pose l'inévitable question de savoir ce que diable on est
venu faire en cette galère. On peut réclamer innocemment le coup dur tonique et
s'en flatter à l'avance, mais si l'on pouvait en avoir une représentation
complète on opterait plus d'une fois pour la belote à quai sous la grand-voile
bien ferlée sur son gui. C'est ce que nous ferions également, si nous pouvions
avoir le souvenir vivace et loyal du dernier coup dur, mais la mémoire ne
restitue ni les suées ni les chocottes, et on ne se souvient jamais exactement
du prix qu'on a payé l'exquise joie du retour au port.
A m'entendre, vous pourriez croire que je consacre mes
vacances à passer le cap Horn et mes dimanches à tournailler dans le maelström.
Ce n'est pas, géographiquement parlant, tout à fait exact, mais il n'est pas
nécessaire de beaucoup s'éloigner pour savoir à quoi s'en tenir sur les aléas
de l'élément liquide. Souvent je me suis demandé ce que je faisais là, petit
imbécile fourvoyé dans l'agitation des flots, piteux scribouillard empêtré d'ambitions
magellaniques. Probablement me le dirai-je encore ; ce ne sera pas faute de
savoir que naviguer à la voile est un exercice délicat et que mon expérience
dérisoire me laisse encore espérer d'innombrables pépins. Conduire un bateau à
voile, c'est-à-dire le faire aller d'un point à un autre, est une opération
complexe où entrent en jeu des puissances physiques aggravées de réputation
mythologique. Il faut partir de ce principe que le vent ni la mer ne vous
veulent du bien. C'est d'ailleurs une constatation qu'on peut faire
généralement dès la première sortie et qui ne fera que se confirmer. Pourtant,
si vous n'êtes pas directement responsable du bateau, vous pouvez avoir
l'illusion que la manœuvre en est à peine plus difficile que celle du vélo.
Vous avez fait une demi-douzaine de sorties par beau temps, dans le bateau d'un
camarade bien amariné, vous lui avez donné le coup de main, vous croyez avoir
compris. Le jour venu d'embarquer à votre tour un copain assez innocent pour
vous faire confiance, j'aime mieux vous dire que vous avez la gorge un peu
serrée, surtout que les gens ne manquent pas sur le quai ou sur la digue pour
guetter le cafouillage; et généralement le cafouillage amorcé se développe,
s'amplifie, se complique et se précipite avec une rapidité incoercible. Lui, le
copain, ne se rend pas bien compte ni du danger ni de votre angoisse; à vos
injonctions nerveuses et contradictoires il raidit un filin, le mollit, pousse
la barre au vent, sous le vent, accélère une catastrophe qu'il ne pressent même
pas et trouve absolument démesurée la colère qui vous prend et les sottises que
vous proférez à son endroit. Notez bien qu'il est extrêmement difficile de
sortir en mer avec un copain, soi-même faisant fonction de capitaine, sans que
se présente au moins une occasion de l'engueuler comme jamais vous ne le feriez
à terre. Tout cela explique pourquoi il y a toujours, même en belle saison,
beaucoup de yachts au port.
A propos du mot yacht, il faut détromper ceux qui, pensant
bien faire, s'obstinent à prononcer yôte. A moins d'être anglais soi-même il
n'y a que de mauvaises raisons pour prononcer à l'anglaise un mot hollandais
qui, en Hollande, se prononce yak. D'ailleurs, et ce contrairement à ce qu'on
pourrait croire, notre langage de mer a demandé peu de chose aux Anglais,
lesquels, en revanche, nous ont fait pas mal d'emprunts. Ce n'est que depuis la
faveur de la plaisance, et à la suite du vilain mot yachting, que notre jargon
nautique a eu la faiblesse d'adopter quelques mots anglais. Donc il est décent
de prononcer yac. Ecrivez-le encore yacht si vous voulez, mais je vous signale
que jadis nous l'écrivions jac, orthographe agréable à l'œil et gentiment
phonétique. Plus simple encore est de dire bateau, plus satisfaisant aussi pour
le plaisancier qui, en général, a rêvé toute sa vie autour du mot bateau et
qui, ayant enfin son bateau, continue de rêver bateau et n'a parfois de bateau
que pour y rêver plus intensément de bateau. C'est une affaire entendue qu'un
bateau est fait pour naviguer, mais la magie commence dès l'instant où vous
avez mis les deux pieds sur le pont. N'y aurait-il qu'un mince filet d'eau
visible entre le quai et le franc-bord, c'est déjà un océan qui vous sépare du
monde. Cela ne vous empêche pas d'aller vérifier l'amarre qui vous tient à la
bitte de bronze ; ce faisant vous ne témoignez pas de votre vil attachement à
cette terre de misère, mais vous confirmez les promesses d'une liberté à votre
merci. L'important, bien sûr, est de savoir faire le nœud, et le défaire. La
prochaine fois je dirai un mot des cordages.
Rêves de Cap Horn dans
le bassin à flot,
Articles de sport, Julliard, 1991
Délicieux, dans la grande tradition de "Rôle de plaisance" .
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