vendredi 9 décembre 2022

30e anniversaire de la mort de Jacques Perret

 

En effet, le vieillissement accéléré de la population est un problème à la fois économique et sentimental. Il n'y aura de solution que dans une qualité de vie également répartie du premier au troisième âge. Occupons-nous de celui-ci et voyons un peu les expériences en cours.

Pour commencer, il ne sera plus question de vieillesse ni de vieillards ; ce sont là des mots crus dont le réalisme est douloureusement ressenti par les ayant droits. L'autorité du langage administratif et journalistique, magnifié par toutes les voix des mass media, peut déjà se flatter d'avoir popularisé en les ressassant les expressions « troisième âge » et « personnes âgées ». Au demeurant, si la douceur des périphrases est agréable aux chnoques, on ne peut pas dire qu'il s'agisse là d'innovations. Hector en usait couramment à l'égard de Priam et les enfants de Clovis eux-mêmes, chères petites têtes blondes et tout coquins fussent-ils, en comblaient leur vieux père. Mais le débordement des sollicitudes officielles dont les personnes zâgées sont aujourd'hui l'objet a pris l'ampleur d'un engouement et, soit dit sans venin, il peut s'en suivre un petit revenant-bon en période électorale. Le succès du troisième âge dans l'opinion publique est assez prouvé par son budget fabuleux. On va jusqu'à murmurer, dans un sourire attendri, que les personnes zâgées qu'on voyait naguère se traîner à la queue des soupes populaires, sont aujourd'hui nourries à domicile du sang des travailleurs. On sait que la pullulation démographique traversée par la philanthropie galopante pose des problèmes. Or, comme il a coutume de le faire en réponse aux questions brutales des voltigeurs de l'interviou, Giscard a dit : « Pas de problèmes ! » C'est pourquoi ceux-ci donneront lieu à création d'un sous-secrétariat du Troisième Age dont l'étude est en cours au comité de l'expansion ministérielle. Ce quarante-troisième portefeuille sera contrôlé lui aussi et au premier chef par la Qualité de Vie, autorité de tutelle par excellence. Toutes nos excellences ont d'ailleurs les yeux fixés sur V.G.E., modèle et étalon de la Q.V.

Si mes observations vous paraissent inconvenantes ou même teintées de mauvaise foi, empressons-nous de les justifier. Remarquons d'abord que tout ce déploiement de zèle et de propagande au bénéfice des grands-pères a précisément lieu dans une société qui nous paraît consentir par ailleurs et paresseusement à la destruction progressive et légale des structures, us et coutumes familiales. On m'excusera si j'ai même entrevu l'hypothèse où ces gâteries ne seraient que l'appât d'un piège à vieillard. Conçus tout exprès pour eux, des parcs d'attractions s'organiseraient ici et là de telle sorte qu'éblouis et tourneboulés par les révélations d'une vie de qualité, les pensionnaires n'en voudraient plus sortir. Il serait alors bien facile, un jeu d'enfant, de procéder à l'extermination du troisième âge, ne serait-elle que morale. On en finirait une bonne fois avec la légende, le respect, la sagesse, le prestige imposteur des personnes zâgées, insolente et parasitaire engeance.

Je n'en parle pas à la légère. Nous avons des commencements de preuves. Nous avons pu voir une émission télé-réclame en faveur d'un centre d'accueil et d'accession à la qualité de vie du troisième âge : sur fond musical pop des grands-pères travaillent au tapis leurs muscles abdominaux, des grands-mères en minijupe s'évertuent à des exercices de flexion extension des bras, de vénérables créatures sont initiées aux libérations du yoga, des couples séculaires aspirant au troisième souffle s'évertuent à danser la bamboula cependant que d'ineffables duègnes s'abandonnent aux derniers raffinements du massage automatique, et que d'antiques ménagères en relaxation sur fauteuil médical, les yeux clos la bouche ouverte, se font tripoter le visage par de joviales esthéticiennes, et tapoter les poches et pinçoter les rides au chant d'une trompette frémissante etcetera. Visions de cauchemar, le casino des zombies, on se refait une beauté, on se met en forme pour le jugement dernier, Edgar Poë extrapolé par Léon Bloy, mise en scène du Grand Guignol.

Un jour les enfants s'étaient concertés discrètement : «  Alors ? On essaye d'envoyer pépé et mémé au gérontorium ? Ils y ont droit.  » Ailleurs on disait le grand dab et la vioque.

Les chnoques aux chiottes ! Ce graffiti au crayon feutre et calligraphié dans la station de métro Mouton-Duvernet sur une affiche représentant un vieux couple hilare se goinfrant d'une friandise philanthropique, c'est la modeste rançon du traitement Q.V. pour personnes zâgées. Chnoque moi-même l'inscription n'était pas de ma main. »

Itinéraires, n° 201, mars 1976, Le cours des choses

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