samedi 22 octobre 2016

Travaux d'automne


(…) J’ai le mauvais œil pour tout ce qui sort de terre. Malgré cela, l’année dernière encore, je me suis laissé aller à une nouvelle tentative et j'ai planté trois rosiers grimpants au pied d'une maison de campagne ; c'était moins pour défier la nature que pour faire plaisir à ma femme qui, à la longue, trouve agaçant de toujours apporter les fleurs de Paris. L'affaire fut conduite plus qu'honnêtement car je n'ai jamais lésiné sur la qualité d'une graine ou d'un plant. Tant qu'à faire de planter, je veux de nobles tiges et tant qu'à les voir périr, je veux pleurer de grands noms. Ainsi, j'avais arrêté mon choix sur une Madame Dupeyron, un Feu d'Artifice, et une Coquette sauomnée de Pontoise. Sans être le jouet des mots, on peut dire que ça promettait. Scrupuleusement, j'ai préparé le mélange de glaise et de bouse de vache dont il est recommandé d'enduire les racines avant de les confier à une terre supposée ingrate, et je suis payé pour savoir qu'elles sont toutes ingrates. Comme d'habitude, j'ai pratiqué cette opération, qu'on appelle le pralinage, dans le bain de pied en émail qui est l'une des pièces les plus sympathiques du trésor familial car j'y ai vu barboter les chers nougats de mes aïeux maternels, tremper les couches de nombreux petits cousins, laver des cuisines d'oseille comme on n'en fait plus, rincer des chevelures 1900 et baigner les épreuves sur bromure de mon oncle photographe. Ce récipient, qui a survécu à tous les déménagements, découragé tous les brocanteurs et bravé les usages les plus éloignés de sa destination première, semblerait avoir trouvé aujourd'hui, grâce à mon gamin, une assez jolie sinécure dans le rôle de vivier à gardons. Vivier trompeur, s'il en fut, car le vif y crève en une nuit et l'on peut voir chaque matin, pendant la saison, le ventre argenté du fretin à la surface du bain de pied héréditaire. Oui, le récipient vieilli sécrète, bien malgré lui le pauvre, une toxine mortelle et tout en pralinant les racines de madame Dupeyron, j'aurais bien dû me méfier de la chose au lieu de m'imaginer sottement que je pralinais les pieds de ma grand-mère pour sa floraison octogénaire. Pourtant, mes trois plants se mirent à pousser, les bourgeons s'épanouirent, les petites feuilles, déjouant mes pronostics, ne se roulèrent pas en cigares morbides et tout laissait prévoir un miracle quand les pucerons se jetèrent dessus, par myriades. Horrible spectacle. La horde vermineuse, ivre de sève, gonflée de vert à s'en péter la peau diaphane, titubante et cuvant sa chlorophylle, ne laissa de mes rosiers que trois brins secs où pendillaient d'exsangues pédoncules. Quand même, ils ne moururent point et, ce printemps, les voyant reverdir héroïquement, j'ai attendu les pucerons avec une seringue à nicotine, triple dose. J'ai eu le dernier mot. Alors les feuilles se sont mises à pousser d'une manière extravagante. Pas une fleur, pas une promesse de bouton, mais une frondaison tropicale. Je ne peux pas dire que ce soit laid, mais on ne cultive pas le rosier pour son feuillage, ça ne se fait pas. Les étrangers me disent : « Vous avez là une bien jolie plante grimpante, comment l'appelez-vous donc ? Il me semble avoir déjà vu ce feuillage-là quelque part. » Alors je parle d'églantier du Zanzibar ou de méziganthéa amélioré de Vilmorin, et au fond ils s'en fichent, mais moi qui sais, moi qui pourrais donner mon nom à cette curiosité horticole, je la considère comme le témoignage hyperbolique de l’impuissance heureuse, le monstre impubère et profus, et la pensée qu’une telle chose ait pu prospérer sous mon toit m’est extrêmement pénible.
Bâtons dans les roues, Gallimard, Paris, 1953


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