(…) J’ai le mauvais œil pour tout ce qui sort
de terre. Malgré cela, l’année dernière encore, je me suis laissé aller à une
nouvelle tentative et j'ai planté trois rosiers grimpants
au pied d'une maison de campagne ;
c'était moins pour défier la nature que
pour faire plaisir à ma femme qui, à la longue, trouve agaçant de
toujours apporter les fleurs de Paris. L'affaire fut conduite plus qu'honnêtement car je n'ai jamais lésiné sur la qualité
d'une graine ou d'un plant. Tant qu'à faire de planter, je veux de nobles tiges et tant qu'à les voir périr, je veux
pleurer de grands noms. Ainsi, j'avais arrêté
mon choix sur une Madame Dupeyron,
un Feu d'Artifice, et une Coquette sauomnée de
Pontoise. Sans être le jouet des mots, on peut dire que ça promettait. Scrupuleusement, j'ai préparé
le mélange de glaise et de bouse de vache
dont il est recommandé d'enduire les racines avant de les confier à une terre supposée ingrate, et je suis
payé pour savoir qu'elles sont toutes
ingrates. Comme d'habitude, j'ai
pratiqué cette opération, qu'on appelle le pralinage, dans le bain de
pied en émail qui est l'une des pièces les
plus sympathiques du trésor familial car j'y ai vu barboter les chers
nougats de mes aïeux maternels, tremper les couches
de nombreux petits cousins, laver des cuisines
d'oseille comme on n'en fait plus, rincer des chevelures 1900 et baigner
les épreuves sur bromure de mon oncle
photographe. Ce récipient, qui a
survécu à tous les déménagements, découragé
tous les brocanteurs et bravé les usages les plus éloignés de sa destination première, semblerait avoir trouvé aujourd'hui, grâce à mon gamin,
une assez jolie sinécure dans le rôle de
vivier à gardons. Vivier trompeur,
s'il en fut, car le vif y crève en une nuit et l'on peut voir chaque
matin, pendant la saison, le ventre argenté
du fretin à la surface du bain de pied
héréditaire. Oui, le récipient vieilli
sécrète, bien malgré lui le pauvre,
une toxine mortelle et tout en pralinant les racines de madame Dupeyron, j'aurais bien dû me méfier de la chose
au lieu de m'imaginer sottement que je
pralinais les pieds de ma grand-mère pour sa floraison octogénaire.
Pourtant, mes trois plants se mirent à pousser, les bourgeons s'épanouirent,
les petites feuilles, déjouant mes pronostics,
ne se roulèrent pas en cigares morbides et tout laissait prévoir un
miracle quand les pucerons se jetèrent
dessus, par myriades. Horrible spectacle. La horde vermineuse, ivre de
sève, gonflée de vert à s'en péter la peau diaphane, titubante et cuvant sa
chlorophylle, ne laissa de mes rosiers que
trois brins secs où pendillaient d'exsangues
pédoncules. Quand même, ils ne moururent point et, ce printemps, les
voyant reverdir héroïquement, j'ai attendu les pucerons avec une seringue à nicotine, triple dose. J'ai eu le
dernier mot. Alors les feuilles se
sont mises à pousser d'une manière
extravagante. Pas une fleur, pas une promesse de bouton, mais une
frondaison tropicale. Je ne peux pas dire
que ce soit laid, mais on ne cultive
pas le rosier pour son feuillage, ça ne se fait pas. Les étrangers me
disent : « Vous avez là une bien jolie plante grimpante, comment l'appelez-vous donc ? Il me semble avoir déjà
vu ce feuillage-là quelque part. » Alors je parle d'églantier du Zanzibar ou de méziganthéa amélioré de Vilmorin, et au fond ils s'en fichent,
mais moi qui sais, moi qui pourrais
donner mon nom à cette curiosité horticole, je la considère comme le
témoignage hyperbolique de l’impuissance heureuse, le monstre impubère et
profus, et la pensée qu’une telle chose ait pu prospérer sous mon toit m’est
extrêmement pénible.
Bâtons dans les roues, Gallimard, Paris, 1953
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