(Allocution
prononcée le 5 mai 1949, salle des sociétés savantes.)
Jeanne d'Arc a été passionnément falsifiée, ou stupidement défigurée
par toutes sortes de clans. Mais elle offre aujourd'hui la physionomie d'une
espèce d'héroïne officielle, aussi neutre que possible, toute fardée de
compromis et probablement sans aucun rapport avec le vrai visage. Tout le monde
l'invoque et la revendique, les cléricaux, les anticléricaux, les bigots, les
protestants, les conservateurs et les révolutionnaires ; c'est une enfant
de Marie, une antipapiste, une vierge rouge, une émancipée des masses rurales.
Les collaborateurs s'en sont servis contre les Anglais pendant que la radio
nous annonçait qu'elle était réincarnée à Londres, et la IVe
République, bon gré mal gré songeant que plusieurs générations d'historiens
objectifs l'avaient rendue inoffensive, songeant qu'après tout elle est une
victime du complot des soutanes et une grande résistante, a fini par homologuer
son anniversaire au calendrier des fêtes nationales. Elle a droit aux
détachements militaires, à la présence des grands magistrats, aux discours
officiels qui la prient respectueusement et fermement de sauver la République,
de bouter les factieux, de bouter ceci et cela, de bouter tout ce qui n'est pas
la troisième force et de faire l'union des Français dans le cadre de la laïcité
et des institutions démocratiques. Ça ne fait rien. C'est un commencement.
L'important c'est de sonner les cloches et les bons sonneurs savent aisément
les faire parler plus haut et plus clair que les discours.
Maintenant que les cloches sont ébranlées pour la Pucelle, le 14
Juillet se sent peut-être un peu moins solide dans sa souveraineté pétaradante,
il vieillit il faut dire ce qui est, ses symboles sont écaillés, les pontifes
eux-mêmes n'y croient plus beaucoup, leurs trémolos ne sont plus roulés de si
bon cœur et tout compte fait, à tout prendre, l'histoire de la Pucelle est
quand même un peu plus brillante, plus décorative, plus excitante et plus
généreuse que la prise de la Bastille ; ce n'est pas l'anniversaire d'un
coup de main surchargé d'abstractions métaphoriques, c'est la fête de
quelqu'un, et de quelqu'un qui n'a pas son pareil dans l'histoire des peuples.
On en a un peu assez de fêter des dates, on aime mieux fêter
quelqu'un. J'ai annoncé que bientôt, un de ces 25 août, M. Vincent Auriol
serait reçu par le cardinal de Paris aux portes de Notre Dame pour célébrer la
Saint-Louis. La chose est dans l'air. On va convoquer toutes les gloires du
royaume pour faire la publicité d'une République malade. C'est très bien. Les
doctrinaires en désarroi cherchent un biais pour trouver l'arbitre qui leur
manque et la République ne pouvant, par définition, trouver en elle-même cet
arbitre et ce justicier, cette personnalité au-dessus des partis qu'elle
redoute et qu'elle réclame, se résigne prudemment à faire appel aux grands
souvenirs de l'histoire. Et puisque tous les partis revendiquent Jeanne d'Arc,
groupons-nous autour de Jeanne d'Arc, après avoir au préalable subtilisé son
auréole, étouffé ses voix et remplacé son oriflamme de superstition par un
calicot à slogan bénin confortablement abstrait. Plus de vocation, mais un
petit programme élaboré en commission, un petit programme inoffensif pour
intergroupe parlementaire.
Jeanne d'Arc symbole de réconciliation, bien sûr, cela va de soi,
mais si Jeanne d'Arc est à tous les Français, elle n'est pas à tous les partis,
ce n'est pas vrai. Elle avait un parti, elle était Armagnac, pour commencer, et
avant tout. Pas de confusion. Plus tard, quand les Bourguignons auront compris,
on verra. Mais d'abord, dit-elle, il faut mener la bonne querelle du royaume de
France, car Dieu le roi du ciel le veut. Elle fera la paix avec les
Bourguignons. Après, quand la justice et l'amour triompheront de nouveau dans
la seule personne du roi. Jeanne d'Arc résistante ? Mais naturellement.
Ah ! le beau maquis que nous aurions eu ! Avec, pour finir, ce procès
de condamnation par les théologiens progressistes et les juges tremblants. Les
Armagnacs n'étaient pas M.R.P. et vraiment c'est tricher un peu fort que
vouloir aujourd'hui assigner. à la Pucelle quelqu'une de nos inconvenantes
querelles. Aucune ne lui va. C'est la justice qu'elle réclame et le nom de
justice est inséparable du royaume de France, et tout espoir reposait alors sur
ce principe fondamental de la monarchie française et dans les brigandages de
toutes, sortes qui désolaient la terre de France, on rêvait de ce grand
justicier de jadis, le roi de France, celui qui tient la justice non des hommes
mais de Dieu. Tout le monde savait bien, le seigneur, et le vilain, le clerc et
le truand, que les lis avaient été apportés à Clovis par les anges ;
c'était indiscutable, une vérité admise et enviée par l'Europe. On n'y croit
plus beaucoup à cette démarche angélique. Les manuels n'y font même plus
allusion et les docteurs de l'Église, les curés sociaux, les prêcheurs
démocrates n'en sont plus très sûrs qui croient plus habile, en leurs sermons,
de négliger saint Michel pour parler de Karl Marx, en quoi ils se trompent car
Saint Michel n'a pas dit son dernier mot. Et le peuple lui-même, n'y croit plus
guère, mais dans les fatras de ses nouvelles superstitions, du fond de sa
maturité politique, il en a quelquefois la nostalgie. Malgré la radio, il
aimerait encore que sainte Catherine et sainte Marguerite viennent de temps en
temps lui raconter des histoires dans les pommiers. On y a mis des épouvantails
et on a tué la candeur.
C'est pourtant la candeur, la candeur de Jeanne qui a rendu leur
force aux Français. On ne peut imaginer plus de bon sens, plus de réalisme,
plus de sagesse humaine, plus de joyeux attachement à la nature que chez cette
bergère en complicité constante avec le surnaturel. Depuis Tolbiac la monarchie
française est portée par le surnaturel et je trouve en effet que l'histoire de
France est quelque chose de pas banal. A présent qu'elle est émancipée nous
divaguons un petit peu. La lumière du surnaturel nous aidait à comprendre pas
mal de choses terrestres et maintenant les chefs sans lumière sont des ombres.
M. Vincent Auriol est très loin de ses sujets. Si, demain matin, Jeanne
d'Arc était introduite au conseil des ministres parmi lequel se dissimulerait
le chef de l'État en modeste veston démocratique, je me demande si elle
reconnaîtrait sans hésiter M. Vincent Auriol. Mais comme elle est très
malicieuse, elle le reconnaîtrait peut-être et ça ferait un beau tapage dans la
République.
Jacques Perret, Aspects de la France, 12 mai 1949
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