Il parait que la bataille du coca-cola est engagée, qu'elle est même engagée sans trop d'espoir et que tôt ou tard la nation française sera traitée au coca-cola. Nous ne nous rendrons pas sans combattre et je fais confiance au réduit bourguignon. Mais on prétend que ce coca-cola aurait pris rang parmi les monstres sacrés d'Occident et qu'il disposerait d'un fauteuil aux conseils de l'O.N.U.
Je ne sais jusqu'à quel point la taxe et la douane ont tenu en échec la gomme à mâcher et la camel, mais je veux croire que, même libres et tambourinés par la propagande, ces produits au demeurant honorables, ne feraient pas sans peine la conquête des foules françaises. Même sans protection et à prix égal, la gauloise tiendrait le coup un bon moment. Certes, le jour où la chesterfilde nous serait distribuée gratuitement, il faudra bien la fumer, d'autant plus que le paquet de gauloises serait vendu 1.000 francs pour éponger le déficit des houillères. C'est une extrémité qu'il faut envisager. Mais, d'ici là, notre goût est assez caractérisé, assez invétéré pour que le paquet de gris soit le dernier bastion de la fierté nationale.
Notons par ailleurs que nous résistons assez bien à cette clique de snobés snobeurs qui prétend nous communiquer ses obsessions sexuelles sous prétexte de libération, nous initier aux délices d'une psychanalyse à l'usage des cow-boys refoulés, et pour tout dire enfoncer des portes ouvertes. A mon avis et jusqu'à nouvel ordre, le Français porte allègrement ses petits complexes bénins ; je pense même qu'il tient à les conserver pour son équilibre ou sa récréation, que, depuis Vercingétorix, nos institutions et traditions tinrent lieu fort civilement de psychanalyse et que l'indice de refoulement ne s'est pas tellement aggravé chez nous malgré 150 ans de bourgeoisie républicaine. Ces tonnes de complexes anglo-saxons ne payent aucun droit d'entrée et les distributeurs ont beau nous assommer de propagande sexomaniaque, cela n'a pas encore modifié sensiblement les caractères d'un peuple gentiment gaillard et mûri dans la tradition catholique. Mais, bien sûr, avec le coca-cola, il faudra se méfier. Une lecture, une émission, un spectacle quelconque, on peut toujours en prendre et en laisser. Mais un philtre, on ne sait jamais très bien ce qu'il y a dedans.
Voilà longtemps que j'ai fait connaissance avec le coca-cola et je n'ai pas de mal à en dire, pas plus que d'aucune autre boisson exotique. Je respecte les coutumes nationales et j'ai même une tendance à trouver quelque vertu aux plus misérables bibines qui m'ont désaltéré loin de ma patrie. Je reboirais volontiers du coca-cola chez le drugstore du Wisconsin quand le soleil tape sur la prairie et que la poussière des blés torrides vous sèche la gorge. Et je le boirais sans même dire : « Ça ne vaut pas un coup de blanc ». Voyez que je suis beau joueur et honnête pèlerin.
Malgré l'ignorance où je suis des grands protocoles de l'Occident, j'imagine sans peine que nous sommes menacés d'une invasion de coca-cola. On peut même supposer le torrent de coca-cola renversant tous les barrages de douane et nous subjuguant par le seul prestige de sa diffluence, supputer le branchement du pipe-line-coca-cola sur les fontaines publiques, l'imbibition méthodique de la France et la résignation totale de l'organisme gallo-romain à ce breuvage mêlé de glucose yankee, d'essences précolombiennes et de pétillements arbitraires. Les civilisations, les races même, sont assez influencées par les nourritures traditionnelles pour nous laisser, à la longue et sous l'influence de ce déluge acidulé, une planification ethnique sur le type américain. Combien de générations faudra-t-il pour que soient rincées, lessivées, noyées les dernières traces du particularisme français ? Il n'y a pas de boisson innocente. A Paris, je peux boire une bouteille de coca-cola par curiosité ou en hommage à nos amis ; une deuxième par bravade ; une troisième par défi et une quatrième par vice ; une cinquième pour me venger de quelque saint-émilion frelaté. Mais à partir de la sixième je guetterai en moi les premiers symptômes de la dénaturalisation. A la dixième enfin, je me vois muté en quaker, chose non mauvaise en soi mais absolument contraire au tempérament traditionnel de ma famille.
Il est possible que nous soyons invités à mourir pour le coca-cola en même temps que pour quelques autres valeurs subsidiairement spirituelles, soit. Il y a toujours à boire et à manger dans les meilleures causes qui font mourir. Mais je suggère simplement que les caisses de coca-cola ne soient pas entassées sur les mêmes quais où seront débarqués les chars d'assaut.
Débit de boisson, Aspects de la France, 9 février 1950, n°78