Malgré des loisirs forcés je ne me suis pas beaucoup intéressé
à cette histoire de parlement européen. Encore un écran de fumée, avec ce
relent de soufre habituel aux émanations démocratiques. Voilà ou j'en suis à
l'heure où les gens de bien nous pressent d'oublier un petit peu la patrie pour
construire l'univers et nous conjurent de défaire un petit peu la France pour
faire l'Europe. Quand on me parle européen
je réponds baillage ou sénéchaussée, quand on me parle mondial je rétorque
paroisse et quand on me parle social je riposte féodal. C'est me façon d'être
constructif. Revenir au point de départ et s'arrêter au bon moment, ou essayer
une autre route. Bien sûr, unité, universalité, c'est un vieux rêve, une noble
hantise, elle sert de caution à toutes les entreprises d'hégémonie, à toutes
les tyrannies autocratiques et doctrinaires.
J'ai lu par hasard, je ne sais où, qu'un individu peu
scrupuleux avait évoqué le Serment de Strasbourg, insinuant que Charles le
Chauve essaya lui aussi de faire une espèce d'Europe et que sa mémoire devait
présider aux débats. Les novateurs sont toujours friands de références
historiques et les plus grossiers maquillages passent comme une fleur, surtout
en France où la fabrication et l'enseignement de l'histoire sont entre les
mains de gangsters. Pour ce qui est de Charles le Chauve je ne puis tolérer de
le voir compromis à l'esbroufe dans une affaire aussi louche. Si j'en parle
avec tant d'ardeur c'est que j'ai pour ce prince une affection particulière. Je
le connais comme un voisin. Il a longtemps séjourné en face de moi, de l'autre côté
de la Seine, à Pitres (Eure), d'où il organisait la défense de Paris contre les
Normands. Dans ce village où les derniers paysans exhument encore les ossements
de leurs pères gaulois et des pièces romaines, je connais un vieil homme établi
là depuis mille ans. Il parle de ses aïeux carolingiens comme moi de mon
grand-père, et quand il trouve un bout de poterie millénaire en plantant ses
pommiers, il peut évoquer sans erreur le grand oncle Théodebert ou Landéric buvant
un coup de cervoise, essuyant sa moustache rousse et racontant le dernier coup
de main sur un drakkar échoué dans les rapides de Poses.
« Les Normands, me dit-il, étaient en face, sur l'autre
rive, et nous les Français, nous étions ici dans ce village aujourd'hui déchu
qui fut résidence royale et place forte avancée sur le chemin de Paris. Je dois
dire que mes parents, n'étant arrivés ici que vers 950, n'ont pas connu Charles
le Chauve ; mais ils en ont beaucoup entendu parler. Il était bon prince,
rude batailleur, homme de foi, administrateur sagace et protecteur de
philosophes. »
Quand je suis en vacances ou bord de la Seine je me sens loyal
sujet de ce Charles II que les écoliers, la plupart des maîtres et presque tous
les Français traitent avec une légèreté impudente, et je ne puis supporter de
voir ce prince actif, ce débrousseur, ce bâtisseur, cet homme de métier requis
au service des avaleurs de brouillards. Je pense que c'est pour son royaume que
fut inventé le nom de France et qu'au prix d'efforts inouïs dont nos petits hommes
d'État ne peuvent se faire idée, il a su confirmer le nom et la réalité
française dans une Europe aussi tourmentée qu'aujourd'hui. Il prononça peu de
discours mais parcourut à cheval, en chariot, en bateau, un nombre de lieues
incroyable pour conjurer les périls, rassurer son peuple, déjouer les pièges,
montrer enfin ce qu'était le métier de roi dans la société féodale dont il
était le fondateur et le législateur.
Certes, il a failli ceindre la couronne impériale et refaire
une Europe à la manière de Charlemagne. Mais l'unité de l'Europe sous un
monarque français résidant à Pitres (Eure), c'est une autre histoire que le
parlement mâtiné de Strasbourg. Né français, je suis naturellement porté à
croire souhaitable une Europe française. Ce n'est pas du patriotisme jacobin ni
du délire cocardier à la Déroulède ; il s'agit d'un chauvinisme
authentiques et raisonnable, d'un chauvinisme au sens original qui se réclame
directement de l'auguste sobriquet de Carolus Calvus, premier roi de France et
mon voisin de campagne.
La République et ses Peaux-Rouges, Via Romana, 2012
Rester chauvin, 8 septembre 1949, n°58