Devant le péril communiste, le Dalaï Lama a décidé de « démocratiser » le Thibet pour rendre l'administration plus efficace. Ce n'est pas moi qui guillemette, c'est l'informateur de Calcutta. Il y avait trois postes à pourvoir dans la nouvelle démocratie du Dieu Vivant ; le Dalai Lama, s'inspirant de la république athénienne, a fait jeter dans une urne profonde la fortune de onze candidats, et la main d'un innocent a tiré trois noms. Qu'il le veuille ou non, le Dalaïc Auriol est une espèce de Grand Lama et ses dernières photos laissent bien deviner sur son front l'aura d'une sagesse tibétaine. Il y a beau temps qu'il pense au coup du chapeau, qu'il le mûrit et qu'il en médite le cérémonial : un carré de gardes en culottes blanches, une poignée de noms dans un gibus profond, ouvrez le ban, un pupille de la nation tire le nom du premier ministre, fermez le ban. Si le président fait traîner la révision de la constitution, c'est qu'il met au point avec les experts de la loterie nationale la forme démocratique du chapeau de la fortune, qu'il prépare la substitution du tirage au sort à toute espèce de scrutin et du pile-ou-face à toute espèce de sélection par concours.
Chacun sait que notre vieux système de concours est digne de nos laboratoires poussiéreux ; qu'il n'y a plus grand-chose à tirer de nos élites mandarines et que le culte du lauréat est une espèce de superstition jacobino-bonapartiste dont la survivance étonne et amuse le touriste étranger. Laisser par exemple au patron la liberté de choisir ses élèves serait ébranler gravement l'édifice démocratique et il n'en est pas question ; mais remplacer la loterie hypocrite et cruelle des épreuves de l'internat par une franche partie de courte paille suffirait à assainir le recrutement en donnant leur chance aux talentueux antiscolaires et farfelus de génie. Sur ce point, la reforme serait, je crois. assez populaire, sauf l'opposition du mandarinat crabien, sauf l'indignation des forts en thème et bottards apanagés, frustrés du destin peinard qui les conduit gentiment de l'école aux plus dorés, aux plus moelleux des fauteuils de la République.
Ceci fait, le tirage au sort du personnel législatif et exécutif s'imposerait bientôt comme une nouvelle victoire du réalisme éclairé sur l'esprit de routine. Tout le monde sait bien, et de mieux en mieux, que le suffrage universel fonctionne comme un crible établi pour ne retenir que les éléments médiocres ; tout ce qui dépasse la densité, la mesure et le carat se trouve éliminé à une période quelconque de l'opération, et le dernier tamis est calibré pour le strict passage des petites têtes légères. Il est donc immédiatement compréhensible que le tirage au sort, compte tenu de la triche, ne peut qu'apporter une amélioration sensible au recrutement de nos assemblées. Pour apaiser certains scrupules et bien montrer que la réforme s'exerce dans le respect des traditions démocratiques, on pourra envisager un tirage au sort à plusieurs degrés, une courte paille proportionnelle avec utilisation des quotients à pair ou impair et panachage au doigt mouillé. De toute façon, le résultat sera plus représentatif du génie de la nation que tout ce qui a été fait jusqu'ici dans le genre scrutin. A titre de démonstration, je propose de tirer au sort une dizaine de ministres dans le tout-venant des Martin et Durand de mon quartier. Vous verrez cette équipe ! Je sais bien que le quartier Mouffetard est un noble quartier, fertile en truands bien nés et ministrables de tout poil, mais rien ne m'empêche de supposer que ce quartier lui aussi a été tiré au sort.
Depuis que le peuple est devenu corps électoral, sa voix n'est plus celle de Dieu; comme à toutes les époques troublées, il est plus convenable et prudent de chercher la Providence dans les chemins du hasard. Ce disant, je pense à nos tribunaux qui devraient se borner désormais à enregistrer les décrets du hasard, car le divin hasard a toujours mieux servi la justice que la passion des justiciers. Comparés aux cours de justice de la IVe République, le duel judiciaire et les ordalies furent des institutions hautement civilisées.